Créé par
Anne Denost et Eric Maravelias
17 nouvelles, 17 semaines, plus que 10 à découvrir.
First time I shot her I shot her in the side
Hard to watch her suffer
But with the second shot she died
Johnny Cash
Delia marche dans la rue Fesch. Elle porte aux pieds une paire de richelieu vernis noire avec un talon de 9,5 cm. Ce ne sont que des Repetto mais elle prend garde aux interstices des pavés et aux merdes de chiens qui constellent le passage de la rue piétonne et pourraient abimer ses talons. Une vague de touristes retraités arrive de face. Malgré ses 45 kilos et son mètre soixante, Delia ne se poussera pas, la vague devra s’ouvrir devant elle. Ça parle allemand et, en dehors de Marlène Dietrich, Delia vomit les Allemands sans savoir pourquoi. Comme une allergie. Le temps est lourd. Les journées d’automne à Ajaccio sentent souvent les angoisses étouffées que le soleil n’a plus la force de masquer. Il y a dans le ciel des nuages bouffis et humides. Si Delia pensait, elle ne se dirait rien de plus en les observant que :
– De gros Arabes poisseux au hammam.
Delia n’est pas une jeune fille apte à penser et cela lui rend bien des services au quotidien. Exister lui importe peu, elle vit et elle brille quitte à marcher dans le vent mais jamais dans la merde et toujours en chaussures qui coûtent une blinde. Là, quand même, les richelieus pèsent autant que des pompes de chantier. Il fait lourd. Delia ôterait bien sa fine veste de cuir mais la garder à la main ou sur le sac casserait sa silhouette. Les couleurs sombres mettent ce qui reste de son bronzage estival en valeur. Elle porte un shorty et un soutien-gorge push-up Princesse tam.tam, un serre-taille Aubade. Si elle était dodue, la sueur inonderait l’ensemble d’auréoles sombres comme le sang. Delia est gaulée à faire pâmer les voyeurs d’Instagram. D’un gracieux mouvement de tête, elle balance sa chevelure blonde sur son épaule gauche. Elle compte plus de 14 K Instagramers parce qu’elle a la taille fine, un beau gros cul qui doit bien peser le tiers de son poids total, de longs cheveux et la science photographique pour choisir l’angle de vue de son corps ou des paysages corses. Les gens adulent le sexe et l’argent ouvertement aujourd’hui. Plus besoin de se cacher derrière un quelconque culte païen.
Les retraités sont descendus d’un bateau de croisière bleu marine qu’elle a vu dans l’enfilade de la rue des Trois Marie. La perspective en plongée le place au-dessus des immeubles de la vieille ville. C’est monstrueux à bien y regarder. Beau et terrifiant à la fois. Quant à la vague compacte au milieu de la rue Fesch, elle n’est qu’agaçante et ne laisserait plus un pélot dans les commerces à en croire les patrons. Comme dirait sa mère qui lâche des milles et des cents chez ses amies boutiquières, la saison durerait toute l’année, elles trouveraient quand même à se plaindre. Delia n’ira finalement pas au contact de la vague, elle souhaite faire une entrée la moins chiffonnée possible. Virer dans la rue de gauche, l’air est plus épais à avaler qu’une coulée de radium ou une giclée de sperme chaud au fond de la gorge. Ange-Ma » adorait qu’elle avale et elle lui jouait bien qu’elle adorait ça elle aussi. Tout dépend du contexte, comme aujourd’hui. Delia pense à la mère de sa mère qui crachait sur sa propre descendance qu’elle ne se serait pas corrompue pour deux œufs avec les Italiens pendant la guerre. En échange de quoi, elle s’est prostituée toute sa vie dans la sphère domestique des petites compromissions quotidiennes. Les chiennes ne font pas des chattes. Delia doit subir à fond pour garder la place sur le piédestal ajaccien. Elle arrive à la porte cochère de l’immeuble de Santu.
La porte blindée donnant sur le palier s’ouvre quand elle appuie sur la sonnette et elle s’avance dans un petit vestibule face à une seconde porte en bois massif. En haut à gauche, elle aperçoit une installation vidéo.
– Santu, ouvre-moi.
Il ouvre la porte en grand.
– Delia. T’ouvrir ? Mais bien sûr, ma chérie. Entre.
Elle avance d’un pas. L’appartement est nu, comme Santu qui bande déjà, très à son aise. Delia dévie son attention vers la vue de l’appartement sur le port de commerce d’Ajaccio. Le bateau de croisière des retraités schleus de la rue Fesch est à quai devant les immenses baies vitrées du salon. C’est un énorme Mein Schiff. Le père de Delia, président de la Chambre de Commerce et d’Industrie, dit toujours à propos de ce bateau : « Grattons-nous le cul, ça prolonge la chance. Demain, les Schleus du Meineuh Chip vont larguer leur fric dans la ville. » L’appartement de Santu est au quatrième étage et il semble encore quelques niveaux plus bas que le pont supérieur du bateau. Quelques croisiéristes sont au bastingage. Loin, noirs et flous comme des oiseaux de malheur. Delia ne saurait dire à quel point, à moins qu’elle se trompe. Son jugement est biaisé. Elle ne sait pas où ni comment regarder alors elle scrute la pièce, fait comme si tout était normal, ce qui amuse beaucoup Santu. Aux murs du salon, huit reproductions grand format de photographies d’Araki. Toutes sont des shootings de femmes japonaises ligotées et soumises. Delia a entendu dire que lors de séances, les femmes pouvaient se mettre à pleurer, soulagée de s’abandonner, en éclipse totale de leur psyché. Normaliser la déviance est la protection des peureux. Le salon est meublé d’un écran plat 65 pouces, d’un canapé quatre places en toile beige, d’une table basse carrée de plus d’un mètre de côté, d’un très beau tapis oriental. Sur la table basse, trois cordages en fibre naturelle. Une porte ouverte à courte distance à main gauche, sur la table de la cuisine, une plaquette de quatre cachets bleus, des restes de coco et une demi-bouteille de Saint-Georges en verre. Delia ne sait plus si elle doit avancer ou non et l’indécision va la laisser précisément là où elle est alors elle franchit largement le seuil jusqu’au milieu du salon et balance sa chevelure du côté gauche.
– Tu prends mes affaires ?
– Je dois te fouiller, chérie.
– C’est pas utile.
– Oh que si.
– Putain, Santu, pour qui tu me prends ? Pour une des pétasses soumises que tu as au mur.
– Tu ne veux pas ma réponse. Et c’est du kinbaku-bi. De l’art.
– Sérieusement, je m’en branle. Si tu me fouilles, j’me casse et c’est tout.
Il claque la porte intérieure derrière elle. Il sent qu’elle a peur. Elle est impressionnée. Il est content. Santu passe un bras autour de sa taille et se colle contre elle, place son sexe entre ses cuisses et lèche ses lèvres en une fois. Comme un lion. Delia déteste qu’un homme lui bave dessus.
– Qu’est-ce que t’as, là ?
– Un serre-taille, pour mettre mon cul en valeur. Tactique.
Santu prend sa main et l’invite à s’assoir sur le tabouret haut face au bateau. Delia voit des passagers du bateau flâner sur le ponton. Elle pose délicatement son sac sur la table basse et se hisse sur le tabouret
– Le vitrage est filmé sans tain. Tu peux admirer la vue, te laisser baigner par la lumière du jour, en toute discrétion. J’y passe des heures depuis que je suis là.
– Au point où j’en suis. Tu m’offres à boire ? J’ai soif.
– Après tu iras aux toilettes.
– T’as peur d’une douche à la pisse ? tente Delia qui redresse la tête.
– Reste assise, ma belle. C’est mieux. Il n’y a rien à boire d’autre que de l’eau. Et j’ai pris du Viagra. Pour durer longtemps, c’est mieux que la dope.
Delia transpire, l’appartement est trop chauffé. Les tâches de sueur sur sa robe pourpre s’étendent. Elle le sent sous son cuir qu’elle enlève et jette sur le canapé. Elle se garde bien de poser des questions et attend que Santu la baise, comme prévu. Il bricole près du téléviseur et lui montre l’écran d’un iPad.
– Voilà ! Regarde.
L’écran plat affiche quatre fenêtres, une vue de l’extérieur de l’immeuble, une vue du palier d’étage, une vue entre les deux portes, une vue du salon. Sur l’iPad, il ouvre une fenêtre qui affiche le film du salon sur le téléviseur. Delia regarde le couple à l’écran, la fille résignée, le gars sec avec une bite de chien.
– Je ne risque rien avec toi, hein ?
– Bien sûr que non, surjoue-t-elle. Moi, je suis contente de te voir et, comme je te l’ai dit au téléphone, ma famille s’excuse.
– N’en parlons surtout pas, tu es là et c’est magnifique. Les affaires sont pour plus tard.
Santu s’agenouille devant elle et place les mains sur les genoux toniques de Delia. Il repousse la robe, attrape le shorty. Delia se lève un peu sur ses jambes et Santu fait glisser le shorty sur les chevilles, le renifle et l’envoie sur la table basse. Il renifle ensuite les cuisses et s’approche du sexe de Delia qui réprime un frisson. Santu ouvre les lèvres de Delia avec son nez. Delia pousse un petit cri et se dégage.
– Tu as peur ?
– Je ne suis pas parisienne. Je n’ai peur de rien. J’ai juste hâte que tu me prennes.
Delia laisse penser qu’elle a peur en niant complètement. Sa mère lui a enseigné quelques stratégies qui laissent croire aux hommes qu’ils sont les maîtres. Elle est juste écœurée, en fait. Santu sourit.
– N’en fais pas trop. Il ne faut pas. Avoir peur. Tu sais bien qu’on a besoin l’un de l’autre, maintenant.
Il se tait trente secondes, fourrant à nouveau son nez dans Delia.
– Et les Parisiennes sont géniales comparées à toi, pintade. Je vais t’attacher, murmure-t-il en lui attrapant le poignet.
Cette fois, Delia le repousse et tombe du tabouret. La vélocité de Santu lui permet de la saisir par les cheveux. Il amortit sa chute avant de la tirer en arrière et de l’allonger sur le tapis. À genoux sur elle, il la frappe à main ouverte, Delia ne voit que le sexe pendant au-dessus d’elle telle une troisième jambe, effleurant la robe à chaque claque. Tandis qu’il se lève, elle racle le sol pour s’enfuir à nouveau. La famille n’a qu’à se trouver une autre pute. La chute et la volée qu’elle vient d’encaisser ont déréglé tous ses repères, elle s’affale lourdement. Santu la retourne avant de la frapper à nouveau à coups de gifles mesurées, à rythme lent.
– Ça, c’est pour te rendre l’humiliation d’avoir préféré l’autre gros. Ça ira mieux après.
Santu stoppe sa litanie de baffes. Delia geint, elle saigne du nez. Des mains, elle effleure son visage pour s’assurer que tout y est bien en place. Santu la tracte par les aisselles pour la ramener au milieu du salon face au port.
– Tu vas tacher mon tapis.
Il déchire la robe dans le dos de Delia et la jette. Le voile pourpre ondule dans l’air chaud du salon avant de se poser magnifiquement sur un coin de parquet puis de s’étaler comme la nuit sur la beauté des femmes. Delia tente de se tenir droite mais elle souffre. Son nez coule alors elle articule « mouchoir » pour Santu qui lui ramène une serviette humide et fraîche de la cuisine. Delia tamponne son visage pendant que Santu dégrafe le soutien-gorge push-up.
– Il faut les libérer ces seins. Ils seront bien plus beaux entre mes cordages.
– Sale connard. Ne me fais plus mal.
– Tu as eu ta dose, lui répond-il de la cuisine. Maintenant, tu te relaxes, chérie, tu vas adorer. Tu me remercieras ensuite.
Elle reste là, le nez gluant et les cheveux emmêlés. Ses gros seins pendent sur son ventre. Elle parvient à se tenir droite pour leur octroyer leur vrai visage, la paire de seins pleine et large qui a fait son succès auprès d’Ange-Marie la première fois qu’ils se sont rencontrés. Sa mère les lui a offerts pour ses seize ans. Elles sont allées à Nice ensemble pendant les vacances de Noël de son année de première, discrètement, et l’été suivant Delia pétait les scores à la paillote du Week-End. Delia sanglote et ravale tout quand Santu revient. Elle fait semblant de soulager ses tuméfactions avec la serviette. Il s’agenouille devant elle et avale un cachet de Viagra.
– Qu’est-ce t’as, t’es impuissant ?
– T’étais en retard, j’en ai pris un il y a plus d’une heure alors je double la dose. Certaines filles sucent aussi bien qu’elles vipérinent, ça oblige les hommes à tout faire pour tenir leur rang au concours de bites local. Vous donnez d’un coup de langue et reprenez de l’autre. Non, dans mon cas c’est pour mieux prendre mon pied, Delia. Et on sera quitte. Tiens.
Toujours au sol, elle boit un peu au même verre et le pose à terre. Elle se console en imaginant briser le crâne de l’allumette brune et nue qui se relève et bombe le torse. Elle étouffe un petit rire entre sa morve et le sang dans son nez parce que Santu la domine en faisant bouger son sexe. Sa mère lui a dit que ce n’était qu’un mauvais moment à passer. Quelle abrutie. Si papa savait, songe-t-elle. Mais il sait, bien sûr. Delia se sent très seule et très lâche.
– Tu sais que la Corse est le département qui utilise le plus de Viagra ? C’est prouvé, hein ! On ne peut pas tous être impuissants, quand même.
– Je m’en fous, Santu, qu’on en finisse. Ne sers pas trop fort. Tu es sûr que personne ne doit venir. Je ne veux pas qu’on me voie comme ça.
– T’inquiète. Allonge-toi.
– Je vais prendre un quart de Lexomil d’abord.
– Pas besoin.
– À chacun sa dope.
Delia rampe et se relève en posant d’abord les genoux par terre. Debout à son tour, elle soutient le regard de Santu et descend lentement sur son cou, s’attarde sur son plexus et descend toujours jusqu’à observer le sexe de Santu, long, droit, pointu. Le gland est rose très foncé. Il bande à mort. Il va lui faire mal. Aujourd’hui, demain et dans un an. Elle le sait. Ange-Ma » avait un sexe épais et rond, beige, pas trop long.
– Dépêche-toi, souffle-t-il en saisissant les cordes avant de se replacer devant la baie vitrée et le paquebot.
Elle ouvre son sac et se tourne vers Santu. Il est à contre-jour. Les cordages pendent à sa main gauche. Dans son dos, un horrible masque japonais tatoué ouvre une bouche rouge et dentue qui se moque de Delia. La main dans le sac, elle hésite entre la plaquette de Lexomil et le renflement dans la doublure décousue. Choisir, franchir un seuil, être liée ou déliée. Elle n’a pas l’habitude de réfléchir. Il va se retourner, elle verra ses yeux. Le masque japonais bouge, Santu s’impatiente et s’étire. C’est interminable, ça dure dix secondes. Delia prend le petit Glock 26 entre la doublure et le cuir du sac, le pistolet qu’Ange-Marie n’a pas eu le temps de sortir de sa sacoche quand Santu l’a fait abattre à la kalach ». Santu l’aperçoit dans le reflet de la baie vitrée. Les regards se croisent. Il y a des passagers sur le bastingage du Mein Schiff. Delia tire. Ange-Ma » lui a appris. La balle perfore le cou de Santu quand Delia visait le cœur. Le double vitrage n’explose pas quand la balle ralentie par la chair de Santu l’atteint. Une étoile se forme. Les passagers vaquent. Delia ne voit rien. Elle sait qu’elle a touché Santu, la détonation résonne encore dans son cerveau. Elle colle son dos au mur et heurte une photographie d’Araki et attend que Santu se vide sur le tapis et arrête de bouger. Il bande encore un peu. Ce n’est que ça, finalement.
Elle essuie rapidement ses traces avec son boxer, récupère la robe déchirée et va dans la chambre de Santu, se déchausse, enfile un jean qu’elle replie aux chevilles, se rechausse, attrape une chemise blanche ajustée. Elle prend un moment pour s’arranger, laisse ses cheveux partagés en une raie au milieu tomber sur ses tempes et ses joues, les fait bouffer un peu. Pourquoi je ne me presse pas ? Personne ne doit venir. J’ai tiré quand même. Oui, mais l’appart » est blindé de partout et tout le monde se tait quand il y a un boum ici. C’est toujours la mort qui appelle les pompiers. J’ai le temps qu’il faut à l’âme de Santu pour déserter son corps et s’enfuir par l’étoile de la baie vitrée.
– Ça va, Santu ?
Elle le repousse un peu du bout d’une de ses richelieus vernis, récupère le disque dur de la vidéosurveillance avec le boxer à la main, s’assoit sur le tabouret, observe le sang très liquide de Santu avancer doucement dans le tapis. C’est joli, ça ferait une belle photo sur Instagram, se dit-elle. Elle réfléchit à nouveau pour ne rien oublier, descend du tabouret, met ses larges lunettes de soleil et va à la porte.
– Tu vois, je me rends compte qu’il n’y a qu’une chose qui compte quand on a une vie de merde comme moi : les shoes, l’amour et la vengeance. Ça fait trois mais tu t’en fous maintenant, hein.
Sur le trottoir, Delia se noie dans la vague de touristes allemands qui retourne à bord du Mein Schiff et appelle sa mère.
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