Créé par
Anne Denost et Eric Maravelias
Voilà maintenant 15 semaines que le trophée a commencé, avez vous déjà un petit classement provisoire sur ces 15 nouvelles ? Une petite idée de l’auteur de chacune ?
Parkinson of a bitch
La sonnerie de mon portable me colle un coup de taser.
Ce n’est pas la première fois que je prends une telle châtaigne en plein sommeil, mais je ne m’y habitue pas. D’autant que cette nuit, je suis pris par surprise. J’étais sûr d’être tranquille en agrippant mon oreiller sur le coup de minuit. Les infirmières m’avaient affirmé que cette vieille bourrique serait dorénavant privée de téléphone à partir de dix-neuf heures. Pourtant le numéro appelant ne laisse planer aucun doute. C’est celui de l’EHPAD, établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes, un rectangle de béton blanc puant sur lequel je rêve que s’abatte la foudre nucléaire.
Nathalie s’enroule dans la couette en grognant.
Je me lève en titubant pour m’enfermer dans la cuisine, dos appuyé au frigo.
— Maman ? Quoi encore ?
— Nicolas, viens me chercher. Salaud, viens me chercher. Il faut que tu viennes vite… il se passe des choses ici, des messes juives, des orgies inimaginables. Ces salopes d’infirmières veulent que je crève, tu sais, parce que j’ai vu leur manège, j’ai déjoué leur complot. Elles ont enlevé ton frère. Ce sont des chiennes du Diable, viens me chercher, vite, maintenant… Viens, salaud !
Le chuchotement hystérique de ma mère dans le combiné, sur le mode « L’Exorciste », me glace le sang. Ça non plus, je ne parviens pas à m’y habituer. J’en ris parfois le jour venu, mais sur le moment, le moindre de mes poils se dresse à la verticale. Et je défie le plus indifférent des fils de ne pas céder à l’horreur quand celle qui lui préparait son goûter se transforme en créature grossière et hostile.
— Maman, comment fais-tu pour appeler ? Tu n’es pas censée avoir le téléphone dans ta chambre…
— Ha c’est toi qui m’as fait retirer le téléphone, hein ? C’est toi, vicieux ! Je suis dans la chambre de la voisine, je t’ai bien baisé, comme ces putes d’infirmières…
Elle hurle à présent, d’une voix puissante et nasale, à un niveau de décibels suffisant pour réveiller tous les pensionnaires de l’établissement hospitalier.
— Fumier ! Sale petit fumier ! Moi, ma mère m’aurait porté sur son dos pour me sortir d’ici…
— Mais je ne suis pas ta mère ! Je suis ton fils ! Calme-toi, maman, je t’en supplie. Je viendrai te voir demain et on parlera de tout ça…
— Tu n’es plus mon fils, Nicolas, chiffe molle, petit pédé !
J’entends alors d’autres éclats de voix féminins à l’autre bout du fil. Les infirmières de nuit ont localisé la source de nuisance nocturne. Ma mère en furie. Et l’on s’arrache maintenant l’appareil. Chocs et crachotements, et enfin on raccroche.
Je me dis que Madame Baillet la reine mère, malgré ses rêves de liberté, est bonne pour être sanglée sur son lit jusqu’à l’aube.
Je me dis aussi que mon frère cadet a bien de la chance de vivre en Espagne, loin des contraintes et des insultes.
***
J’essaie d’écrire cette nouvelle depuis presque quinze jours. Le fait qu’il s’agisse d’un concours organisé par le quotidien régional auquel je collabore ponctuellement me fait perdre mes moyens. J’ai changé trois fois de sujet. Une demi-page sur le meurtre d’un cosmonaute solitaire dans sa capsule spatiale, deux pages sur un serial killer trisomique, et ce matin, une ligne sans la moindre idée de départ.
Je referme le capot de mon MacBook un peu trop fort. Derrière moi, Nathalie passe dans le salon, libellule pimpante, tailleur gris, cigarette électronique rechargée, prête à se donner corps et âme à la journée de travail qui s’annonce. Heureusement, car s’il fallait compter sur les revenus de mes piges et de mes romans de gare…
Elle pose une bise légère sur ma joue.
— Je l’ai ton scénario : un fils excédé étouffe sa vieille saloperie de mère parkinsonienne avec un oreiller.
Et sans attendre de réponse, elle s’envole vers ses objectifs 2016 et ses tableaux excel. Peut-être parce qu’elle est en retard. Peut-être parce qu’elle est lassée de mes arguments habituels. Ma mère n’a pas toujours été ainsi, n’est-ce pas ? C’est le parkinson qui lui grignote inexorablement les neurones, tord son corps et son esprit. Après la mort de mon père, l’an dernier, nous avons vécu une embellie, non ? On pouvait croire qu’elle ferait une veuve joyeuse. Seulement, Madame Baillet la reine mère, souffrant aussi d’ostéoporose, n’a pas trouvé mieux qu’une fracture spontanée du bassin pour noircir le tableau. Mal soignée par son généraliste, qui aurait dû s’orienter vers le métier de vétérinaire, elle s’est empiffrée de morphine, gobant les gélules de Skenan et d’Acti Skenan comme des M & M’s.
Résultat : Objectif Lune.
Le LSD que je me suis envoyé dans ma jeunesse ne m’a jamais perché aussi haut. Hospitalisée en état de transe, puis transférée en EHPAD toujours sujette à des accès de démence hallucinée – elle affirme notamment que mon frère en culotte courte la visite fréquemment – elle s’attache à battre le record de la patiente la plus ingérable et de la mère la plus tyrannique. La jeune toubib du service échoue depuis quatre mois à la faire redescendre. Et moi je monte en pression un peu plus chaque jour.
Son sac de linge propre dans une main et une boîte de chocolats pour les infirmières dans l’autre, je me considère dans la glace de l’ascenseur de l’hôpital. Mes cheveux ont encore blanchi, il me semble. Je soulève mes lunettes pour tâter sous mes yeux les valises grises veinées de violet qui me donnent l’air d’un pochetron. Les portes s’ouvrent. L’enfer n’est pas sous nos pieds. Il se situe bel et bien au troisième étage de cet immeuble. Je le jure.
Illico, la bouffée fadasse me saute aux narines, mix de merde et de légumes bouillis. Personne dans la salle de repos du personnel. Je dépose les chocolats et enfile avec la nausée le long couloir linoléum. De part et d’autre, toutes les portes des chambres sont ouvertes. Des vieillards assis ou étendus, silencieux ou gémissants, creusent tous le trou de la sécu au rythme de la télé et des appareils respiratoires. Avant d’être ainsi maintenus en vie contre la volonté de Dieu, ils ont profité au minimum de vingt-cinq années de retraite, leurs vieux culs dans des bus touristiques ou des camping-cars, leurs vieux os au soleil de Marbella ou d’Agadir, pompant sans vergogne nos cotisations sociales ; et ils continuent ici, dans un baroud grabataire. Qui est le héros qui débranchera tout, déclenchera un concert de bip dans ce couloir ? Qui aura le courage de sauver ce pays ? Est-ce que je deviens fou à haïr ainsi toute une génération alors qu’une seule personne âgée est la cause de mes malheurs ?
Elle est au fauteuil ce matin, penchée sur un livre, les cheveux coiffés, dans sa robe de chambre saumon. Elle grimace un sourire en me voyant entrer.
— Range le linge dans le placard. La deuxième étagère.
— Bonjour.
— Tu portes encore des chaussures de sport à ton âge ?
Je remarque les sangles qui pendent sur les côtés de son lit médicalisé. Je ne me suis pas trompé. Ils l’ont saucissonnée pour avoir la paix.
Je déplace son déambulateur à roulettes et viens m’asseoir sur une chaise à ses côtés. Dehors, le soleil embrase les cèdres. Je voudrais être loin.
Je retourne le livre posé sur ses genoux.
— Tu relis Céline ?
— Je n’y arrive pas, qu’est-ce que tu crois ? J’ai les yeux qui coulent. Et puis mon bassin tourne.
— Ton bassin tourne ?
— Oui, il flotte et je me retrouve de travers, tu vois bien. Ces médecins sont incompétents. Ce sont des gamins. Je vais encore plus mal que quand je suis entrée.
— Il faut le temps d’éliminer totalement la morphine de ton organisme. Il faut aussi rééquilibrer ton traitement contre le parkinson. Il te manque le Siphrol pour te sentir mieux. Ils l’ont supprimé pour éviter les hallucinations… mais ils vont augmenter les doses petit à petit...
— Cette médecin me garde pour gagner encore plus de fric, voilà la vérité.
— Mais bien sûr que non. Tu sortiras si tu es raisonnable. Tu as encore fait des tiennes hier soir…
Comme à chaque fois qu’elle est contrariée, sa lèvre supérieure se retrousse, découvrant en un rictus figé ses dents grises, branlantes et gâtées. Son regard est celui d’une autruche.
— Je ne me souviens pas ! Et tu n’as pas de reproches à me faire ! Si ton frère n’habitait pas si loin, il me prendrait chez lui.
— Il faudrait que Franck ait un chez lui…
Elle a un gloussement cruel.
— Tu as toujours été jaloux de ton frère, hein ? Tu es jaloux de ses talents d’artiste, de musicien, toi qui n’es qu’un scribouillard. Ça ne te suffit pas de lui avoir volé sa fiancée ?
Ma poitrine se givre. Mes tempes se serrent. Je devrais laisser couler, mettre sa méchante mauvaise foi sur le compte de la maladie, mais elle a le don de me transformer en petit garçon blessé par l’injustice. Je m’étrangle d’indignation.
— Nathalie l’a quitté, maman. Parce qu’il se défonçait, qu’il la trompait, et qu’il l’a même battue. Et aujourd’hui, il n’y a que moi pour m’occuper de toi. Tu ne peux pas dire le contraire…
— Menteur ! Voleur ! Tu n’as aucune affection pour moi. Tu ne fais qu’attendre ton héritage. Tu attendras longtemps, crois-moi !
J’hésite à fuir, mais son coup de colère l’a épuisée. Elle se tortille lentement à présent, passe ses mains sur son visage. Je connais cette molle agitation annonciatrice de crise tétanique et de gémissements désespérés.
— Ce fauteuil est trop dur. Matériel de torture, de torture… Mets-moi au lit. Tu ne vois pas que je souffre…
Je la prends sous les aisselles, même si je la sais capable de se lever seule, et la porte jusque sur son lit. Elle est légère et sèche comme un fagot de sarments.
— Mon oreiller, remonte mon oreiller.
Je réalise alors que l’idée de nouvelle que m’a donnée Nathalie est excellente, et que je vais la coucher sur le papier dès aujourd’hui.
***
— Allo Franck ?
— Hola, espera…
Mon frère m’a donné son numéro de fixe, mais c’est évidemment celui d’une gonzesse. Franck n’a pas de portable, n’a pas de voiture, n’a pas d’appartement, et pas davantage d’horaires.
— Ouais, tu m’réveilles.
— Il est dix-huit heures, Franck.
— Ouais, ouais.
Mon frère n’a pas non plus de vocabulaire. Il vit au jour le jour, en fournissant un minimum d’effort, même pour parler. Je l’entends se moucher. La coke de Barcelone. Et puis allumer une clope, tousser, s’éveiller à la vie, en fait.
— Maman, ça s’arrange pas, tu sais.
— Ha.
— Elle colle un merdier pas possible. Le toubib m’a alpagué ce matin pour me dire que son cas ne relevait pas d’un service de convalescence pour personnes âgées. Ils envisagent de la transférer en gériatrie, au CHU, autrement dit chez les vieux dingues qui se chient dessus…
Il pouffe. Je le soupçonne d’avoir allumé un joint plutôt qu’une cigarette. Autant parler à un répondeur. Mon frère se moque des souffrances de ma mère et ne partage en rien mes préoccupations. Prétextant des engagements artistiques — tournées des terrasses de cafés et non pas des Zénith — il n’est pas revenu en France depuis les obsèques de papa, pour toucher à cette occasion sa première part d’héritage, pas loin de soixante mille euros qu’il a dilapidé en moins d’une année.
— Ça te fait marrer, hein, mais c’est pas toi qui te coltines les appels nocturnes, les visites, sa paperasse et son linge dégueulasse. Son cœur bat comme une horloge et elle a une tension de jeune fille, ça peut durer des années comme ça… Je rêve qu’elle meure parfois. Tu te rends compte ?
— Normal.
— Normal ? C’est tout ce que tu trouves à dire ? Tu glandes au soleil en attendant le fric des vieux et tu trouves normal que je joue les esclaves ici ?
— Non, c’est pas ça…
Il se mouche à nouveau avant d’ajouter :
— Tu peux m’envoyer 500 balles ?
— Demande-les à maman.
— Fais pas ta pute, c’est pour venir la voir, pour t’aider.
C’est à mon tour de pouffer. Franck a bientôt 43 ans, dix ans de moins que moi. Cet écart explique l’aveuglement de mes parents à son égard et justifie à leurs yeux le fait qu’il n’ait jamais eu à m’aider en quoi que ce soit. Et je ne parle pas d’amour. Depuis sa naissance, notre haine réciproque s’est exprimée de bien des façons.
— Nathalie va bien ?
— Qu’est-ce que ça peut te foutre ?
***
J’ai rêvé d’opérations chirurgicales et de précipices, et l’on effectue des tirs de mine sous mon cuir chevelu. Mais j’éprouve une satisfaction que je n’avais pas ressentie depuis longtemps. Hier soir, j’ai descendu plus de la moitié d’une bouteille de Paddy et j’ai écrit plus de cinq pages dans la nuit. Et pas de déception au réveil : ce sont de bonnes pages. Nathalie a ri en les lisant puis m’a félicité. Si la suite est du même tonneau, j’ai toutes mes chances de gagner le concours du journal et le voyage à Rome. Elle adore le passage décrivant ma mère tentant de fuir en déambulateur sur le parking, se vautrant sur le bitume avant d’être rattrapée par un infirmier, et savoure à l’avance la scène du crime à l’oreiller, préconisant que ma victime agite les jambes avec l’énergie du désespoir. Exutoire et drôlement noir, voilà comment elle définit mon texte. Elle approuve l’augmentation du montant du mobile, même si les deux appartements de ma mère et son compte en banque bien garni en assurance vie constituent dans la réalité un héritage confortable. Elle s’étonne cependant que je ne fasse pas mention de mon frère. Il y avait d’après elle un personnage de plus à massacrer. Ce à quoi je réponds que je n’ai jamais eu de frère. Elle vient s’asseoir sur mes genoux et m’embrasse, langoureuse. Je songe avec un brin de mélancolie que mon sex-appeal tient peut-être à quelques lignes.
Sur les conseils de Nathalie, j’ai décidé de m’octroyer quatre jours « off ». Pas d’EHPAD. Téléphone éteint. J’imagine ma mère tour à tour fulminante ou effondrée, mais je me fais violence pour la bonne cause. Après le jaillissement créatif de cette fameuse nuit, j’avance lentement dans mon travail, mais avec le même sentiment de fierté recouvrée.
J’ai envoyé cinq billets de cent euros à mon frère, glissés dans Vipère au poing en livre de poche.
J’ai essayé de le joindre, sans succès. J’ai réessayé plusieurs fois aujourd’hui, mais ça sonne dans le vide. Il ne viendra pas.
Ma première mouture terminée et ma mère virtuellement assassinée en toute impunité, je monte dans ma voiture pour reprendre le chemin de l’hôpital en me reprochant d’avoir été assez naïf pour croire que Franck tiendrait cette fois ses promesses.
***
Ingrat, indigne, intéressé, tout y passe. Madame Baillet la reine mère est échevelée et nue sous sa robe de chambre. Les pans en sont largement ouverts et elle me laisse voir ses cuisses flasques et ses couches. Impudique bébé ridé.
Elle m’envoie les reproches en rafales, tout en allant et venant au ralenti, du fauteuil au lit, m’écorchant les nerfs.
Elle n’a plus une chemise de nuit à se mettre et c’est de ma faute.
J’en déniche trois dans son placard. C’est Nathalie qui les lui a achetées et il est hors de question qu’elle les porte.
Il règne une chaleur de serre. J’ai besoin d’air. Je fais coulisser un peu la fenêtre. Elle m’ordonne de fermer. Elle est frigorifiée ! Elle se campe face à moi, cramponnée à son déambulateur.
— S’il n’y avait pas ton frère, je serais déjà morte de solitude. Il est venu me voir, lui, cette nuit encore !
Je réunis tout ce qui reste d’amour filial en moi, alors que je n’ai qu’une envie : la jeter trois étages plus bas.
— Maman, tu sais bien que ce n’est pas la réalité, ce sont comme des rêves… Et personne ne peut entrer ici la nuit…
Elle penche la tête sur le côté et me plisse un sourire matois.
— Franck a toujours été plus malin que toi. Il est venu et il reviendra, parce qu’il adore sa mère, lui.
— D’accord, Franck reviendra, si tu veux.
Je me retiens d’ajouter qu’il reviendra quand elle bouffera les pissenlits par la racine. Elle est assez agitée comme ça sans que j’en rajoute une couche.
— Si tu ne lui avais pas volé Nathalie, il aurait su lui faire des enfants, lui.
Et elle me tourne le dos pour clopiner vers son fauteuil.
C’est comme si elle avait appuyé sur un bouton de mise à feu.
Je la saisis par l’épaule et la retourne violemment, à faire valdinguer son déambulateur. Dans ses yeux ronds, il n’y a aucune peur, plutôt une invitation amusée. Vas-y, frappe ta vieille mère malade. Je dois hurler alors, mais je ne m’entends plus. C’est une aide-soignante qui accourt pour mettre fin à ma transe. Et quand je lâche enfin ma mère, je me rends compte que je suis en larmes.
Une demi-heure après mon esclandre, je suis toujours dans le bureau du docteur Cormier. La jeune femme fluette s’adresse à moi sur le ton doux et monocorde que l’on emploie avec les malades mentaux. Je dois espacer mes visites. Il en va du rétablissement de ma mère et de ma propre santé. Je suis nerveusement exténué, et ces accès de violence ne sont pas de bon augure. Repos, changement d’air si possible, et prescription d’antidépresseurs et d’anxiolytiques.
Poignée de main. Courage, Monsieur Baillet. Couloir linoléum.
***
J’aurais pu la tuer. Pas par jalousie envers mon frère, que ma mère remercie de ses visites depuis des mois alors qu’il ne bouge pas le petit doigt. Pas en vue d’un héritage qui tomberait à pic. J’aurais pu la tuer d’épuisement nerveux et physique. J’aurais pu l’étrangler de fatigue et de chagrin. Un instant, j’en ai été capable. Et rétrospectivement je me fais peur et honte. Nathalie cherche à minimiser. Après tout, la vieille n’a pas été blessée, et il est probable que je sois plus éprouvé qu’elle par ce dérapage. Elle fait appel à mon sens de l’humour.
— Tu l’as tuée dans une nouvelle. À terme, cela te fera du bien, tu verras.
Elle préconise que nous allions au cinéma, pour me changer les idées. On ne change pas ces idées-là. On tente de les anesthésier. J’avale un Xanax et un somnifère.
Je m’endors avec la résolution d’ignorer pour demain les conseils du médecin et d’apporter des fleurs à ma mère pour tenter une réconciliation.
***
Il est sept heures et nous sommes encore au lit quand le docteur Cormier m’appelle sur mon portable.
Ma mère est décédée cette nuit.
Après de neutres condoléances, le médecin me prévient de démarches administratives un peu particulières qu’il me faudra mener dans les prochains jours. Sous le choc, je ne cherche pas à en savoir davantage et lui balbutie que j’arrive immédiatement.
Il est à peine sept heures trente et je finis de me préparer en pleurant quand deux lieutenants de police sonnent à notre porte. Monsieur Nicolas Baillet ? L’un a la trentaine, déjà chauve et l’air buté. L’autre est un peu plus vieux, sans plus de cheveux, et tout aussi avenant.
Ma mère a été étouffée pendant son sommeil avec son oreiller. On pourrait se passer de médecin légiste, l’arme du crime a été laissée en place sur son visage.
À part « ce n’est pas possible », je suis incapable de la moindre déclaration.
Sur le canapé, Nathalie n’est pas plus loquace, figée dans la posture qu’elle a adoptée en apprenant la nouvelle, yeux écarquillés et mains plaquées aux joues.
Les deux policiers ne manifestent aucune compassion. Ils furètent dans l’appartement sans en avoir demandé la permission et sans que nous ayons la force de nous en offusquer. On nous a débranchés.
Le plus jeune des flics exige l’ensemble des documents bancaires de ma mère.
Le plus vieux saisit mon ordinateur portable.
Alors que j’espère les voir disparaître, ils nous invitent à les suivre.
La conviction de ma mère tourne en boucle dans mon esprit, « Franck a toujours été plus malin que toi ».
Je ne gagnerai pas le concours du journal, mais toutes les conditions sont réunies pour que je fasse la première page.
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