mercredi 1 novembre 2017

Paradis tropical ? - Élastique nègre - Stephane Pair - Fleuve noir






Loin de l'image d’Épinal que l'on se fait, Stéphane Pair nous décrit une Guadeloupe, rude, violente, en prise avec les trafics de drogues - cocaïne, crack.
Le portrait des ghettos et des bidonvilles existants dans ces îles des Caraïbes. 
Dans un roman choral maîtrisé de bout en bout, nous plongeons tête la première dans l'univers des petites frappes et des grands trafiquants - ceux pour qui l'addiction des uns n'est qu'un moyen sûr de se faire de l'argent - sans états d'âmes.

"C'est ensuite que le roman a pris pour moi de la vitesse. Les autres, je sais pas, mais moi toute la merde que je pensais déjà transformée, expédiée en or sur un compte off shore s'est mise a peser grave dans le fond des mes Timberland timal' et je me suis mis à courir avec tout ce poids pour sauver ma vie. Mais, il faut le dire, je ne me savais pas encore tout à fait sur la corde à ce moment-là."


Pointe à Pitre - Samedi jour de marché - Rue piétonne


Ici l'auteur nous conte, au rythme des Gwo Ka une tranche de vie de la Guadeloupe, et la Guadeloupe elle même, un personnage à part entière, qui vit comme elle peut, loin de la métropole, oubliée de l'état. 


David Murray and the Gwo Ka Master 


Ici on se débrouille comme on peut pour sortir la tête de l'eau, avoir un semblant d'avenir. Chacun s'y prend à sa façon...Elle n'est pas toujours en règle mais permet de vivre.




4ème de couverture:



« Elle n’a pas senti mon amour se gâter à l’ombre grandissante de ma colère. Rien n’est venu et j’ai décidé ce soir de relâcher l’orage. »

Vieux-Bourg, Guadeloupe.
Sous la lune, le chasseur de crabes a vu progresser un groupe d’hommes dans la mangrove. C’est là, dans les entrailles mêlées de la terre et des eaux, qu’on retrouve le corps d’une femme blanche.
Qui était-elle ?
Les rêves du lieutenant-colonel Gardé sont pleins d’amantes à la peau lisse et noire comme celle des boas. Il mène l’enquête sur le cadavre du canal des Rotours, mais se heurte au mutisme et à la méfiance. En tête des suspects, le jeune dealer Vegeta, cerveau du réseau local, roi parmi les chiens, consumé par une douleur secrète.
Des squats de Pointe-à-Pitre au volcan endormi de Montserrat, de Key West à Sainte-Lucie, une immersion envoûtante dans un monde où la beauté animale n’a d’égale que la bestialité qui sommeille au fond des hommes.



Défi lecture 2017: Catégorie 32 
  Un livre publié cette année (défi 2015)

Sombre lumière - Les lucioles - Jan Thirion - Lajouanie





Tyrone a arrêté de grandir depuis la disparition de sa mère, il s'est enfermé dans une bulle. Sourd et muet au monde mais avec une vision assez claire de celui-ci.
Dans sa famille recomposée la vie est agréable et heureuse. 
Puis vient le temps des Lucioles...
Un nouveau parti qui promet le bonheur à chacun. Un engouement général se matérialise autour de ces Lucioles, les élections en est l'apogée. 
Après la fête arrive la douleur, le mépris, les désillusions.
A coup d'autodafé, d'enfermement, d'exclusion, la vie change du tout au tout dans la petite ville de Lanormale-les-Ponts, et dans tout le pays. Le cauchemar commence... 

Dans ce petit roman sous couvert de "fable" un message contre l’embrigadement, le totalitarisme vu par un enfant. Cette histoire nous rappelle les heures les plus sombres de l'histoire du XXème siècle, mais se termine sur une note d'espoir et de retour à la raison.

4ème de couverture:


Depuis la disparition de sa mère, Tyrone ne parle plus et semble ne plus entendre. Il a également arrêté de grandir. Il vit avec son père, sa belle-mère et ses frères et sœurs dans une petite ville tranquille jusqu’à l’arrivée des Lucioles, un nouveau parti politique. Les Lucioles séduisent, promettent des lendemains qui chantent, gagnent le cœur des gens, puis les élections. Vient alors le temps maudit des autodafés, de l’éloignement des vieux et des malades, de la séparation des familles, de la rééducation des jeunes, etc. Le garçon que son jeune âge protège momentanément, survit à cette dictature accompagné de son chien. Ce dernier lui est enlevé...


Jan Thirion signe ici un roman... d’actualité. Le parti qui prend le pouvoir — démocratiquement rappelons-le — fait inévitablement penser aux partis extrémistes, intégristes qui éclosent et séduisent un peu partout. Mais le propos de l’auteur ne s’arrête pas à cette dénonciation politique. Les Lucioles est aussi et surtout un roman d’apprentissage. Le héros découvre au long de ses aventures, une palette de sentiments, bons ou mauvais, qui font et sont la vie. La présence à ses côtés de son chien, puis son absence sont ainsi des moments d’une rare intensité.


La lecture de ce beau roman achevée, on est ému, bouleversé et... rassuré. Car tout ceci n’est qu’une histoire non ?


Défi lecture 2017, catégorie 28: Une dystopie

Ni bruit ni fureur - Les saisons et les jours -Caroline Miller - Pocket







C'est un petit coin de Georgie, la famille Carver venue de Caroline y a élue domicile. La terre est bonne. 
Ici pas de bruit et de fureur, le premier voisin est à 10 kilomètres. Une petite communauté qui se retrouve pour les fêtes de moissons et les événements qui rythment la vie de ces pionniers.
Aucune précipitation dans les gestes de tous les jours, on vit au fil des saisons et des jours qui coulent lentement.
Avec les aléas météorologiques, les drames et les joies. On devient taiseux face aux sentiments, pas besoin de dire les choses, on se comprend d'un coup d’œil, d'un geste. 



Une fois par an il faut faire le voyage de la côte afin de vendre et d’échanger les produits, les récoltes. Afin de s'informer  sur le monde.

Puis la communauté s'agrandit, au lieu qu'un ancien passe une fois par an afin de célébrer mariages, funérailles, bénir les moissons, un pasteur s'installe. Les gens se regroupent autour d'un lieu de prière d'une école, une petite ville prend naissance.

Suivre la vie et l'évolution de la famille Carver-Smith m'a enchantée. Mais attention ce livre se lit au rythme des saisons, il faut prendre son temps afin de s'immerger dans la vie de cette famille de pionniers. 

Prix Pulitzer 1934.


Défi lecture 2017, catégorie 47 : Un livre avec un titre qui a un élément de temps, chronologique

Trophée Anonym'us 2018 - Les mots sans les noms - Nouvelle N° 3 - No man's land


 

Nouvelle N° 3

No man's land




La nuit qui venait s’annonçait glaciale et pleine de brouillard. Le pilonnage avait cessé en début de soirée, la terre ne tremblait plus ; une accalmie sépulcrale régnait sur le no man’s land qui débutait aux premières fermes de Chaudancourt. Tassés dans leur tranchée, les guetteurs avaient les pieds dans la boue et le regard tourné vers la ligne de feu adverse. Abrutis de fatigue, ils tapaient du pied pour conjurer le froid. Personne ne prêtait attention aux gaspards qui se faufilaient entre leurs jambes. Certains étaient gros comme des chats.

Le 2e classe Gaston Lamotte était trempé, ses vêtements pesaient une tonne et sa chemise avait la consistance d’un vieux cuir raidi par la crasse. Il piquait du nez quand brusquement, quelqu’un gueula dans son dos. C’était Louis Garrigue de la prévôté : un butor colérique au crâne luisant comme un œuf. Ses épaules portaient les insignes de sergent. Beaucoup le haïssaient, car à chaque fois que les poilus montaient à l’assaut des lignes ennemies, il s’arrangeait pour rester au chaud dans sa casemate, occupé à ouvrir les courriers des soldats. Officiellement, c’était pour des motifs de sécurité : il fallait censurer ceux qui, volontairement ou non, signalaient la position du régiment. En fait, seules les lettres d’amour l’intéressaient. Surtout celles qu’écrivaient les demoiselles, avec du joli papier parfumé à la violette. Certains affirmaient qu’il conservait les plus impudiques dans une cantine, fermée par un lourd cadenas. La clef pendouillerait à son cou, dissimulée sous un tricot.

Le pandore remontait la tranchée en interpellant tous les gars qu’il croisait.
Ses yeux lançaient des éclairs et sa façon de rouler le « r » donnait à ses propos un ton grand-guignolesque.
— Le commandement recherche activement cet homme, disait-il en brandissant la photo d’un visage patibulaire.
Beaucoup de poilus le connaissaient déjà. C’était Léon Vachard, un déserteur qui avait récemment pointé les deux gendarmes qui s’apprêtaient à le renvoyer vers son unité. On annonçait une belle récompense pour qui lui mettrait la main au collet.
« Un pauvre type que les gaz ont rendu cinglé », songea Gaston.
Autour de lui, des soldats sifflaient de contentement.
Louis Garrigue ajouta :
— Si vous le descendez, c’est bien. Si vous le ramenez vivant, c’est mieux encore. De toute façon, la guillotine l’attend.
Il s’éloigna en pataugeant dans la glaise.
Gaston Lamotte avait d’autres préoccupations en tête.

***
Lors du précédent engagement, le capitaine de Château Blanc était tombé devant les boches. À lire le rapport rédigé par un sous-officier, il avait reçu une balle dans le dos. Les règlements de compte à la faveur d’un assaut n’étaient pas si rares, mais généralement elles ne concernaient que les hommes du rang. Pour l’heure, personne n’avait pu identifier le tireur. Ce n’était guère surprenant, le militaire était haï par beaucoup : on lui reprochait son lamentable esprit tactique ainsi que son obstination aveugle. Il avait déjà envoyé à la boucherie un nombre incalculable de Français. Son dernier fait d’armes remontait à dix jours ; après une charge qui mobilisa deux cents hommes, les bougres reçurent de Château Blanc l’ordre de canarder une position ennemie avant de réaliser qu’il s’agissait d’une tranchée occupée par des compatriotes. Cent dix poilus y laissèrent la vie.

Aussi, quand le colonel exigea qu’on récupère la dépouille du capiston, allongée au beau milieu du no man’s land, les volontaires se firent attendre. On procéda alors à un tirage au sort et Gaston Lamotte fit partie des élus. Il essaya crânement d’argumenter que depuis plusieurs jours, il toussait et vomissait de la bile après avoir inhalé de l’acide cyanhydrique en raison d’un masque à gaz défectueux, mais rien n’y fit.
Gaston n’était pas vraiment surpris du résultat ; une fois encore c’était Garrigue qui avait procédé au tirage. Il soupçonnait à chaque fois le gendarme de truquer l’opération. Ce dernier l’avait pris en grippe dès le premier jour de son affectation ; il lui reprochait d’être un instituteur arrogant, juste bon à faire de belles phrases.
— T’es pas dans ton salon, lui disait-il souvent, crois pas que tes fichus bouquins te protégeront de la mitraille des Teutons. Tôt ou tard, il y en a un qui t’embrochera comme un poulet. On verra si tu prends encore tes grands airs, une baïonnette bien enfoncée dans les boyasses !
Gaston savait parfaitement à quoi s’en tenir.
Il veut ta peau et il l’aura.
Tu restes dans cette unité et tu es un homme mort !

***

Les deux brancardiers attendirent que de gros nuages occultent la lune pour se hisser en dehors de la tranchée. Des arbres déracinés et les trous creusés par les bombes ralentissaient leur progression. Gaston et son compagnon d’infortune guettaient la moindre aspérité pour se protéger des tirs rasants.
Surtout ne pas tousser, tu risquerais d’alerter une sentinelle ennemie !

La nuit était pleine d’ombres et partout, l’odeur de charogne le disputait à celle de la terre.
Ils virent un amoncellement de corps près d’un chêne. Des gémissements s’en échappaient ; la dépouille du capitaine se tenait à proximité. Au moment où Gaston se redressa pour empoigner son brancard, une violente quinte de toux le plia en deux.
Presque aussitôt jaillit la clarté d’une fusée éclairante et concomitamment, une grêle de mitraille les jetèrent dans la première cavité venue.
Lamotte se tassait sur lui-même, le temps que le marmitage cesse.

Quand il releva la tête, celle de son équipier avait disparu, soufflée par une volée de shrapnels. La panique le submergea et il se rua droit devant. Au même moment, l’enfer se déchaînait. Il essayait de se boucher les oreilles pour ne pas entendre le miaulement des bombes qui retombaient en tourbillonnant. Un orage de feu, la nuit illuminée par les flammes et les déflagrations. Un dépôt de munitions explosa au contact d’un projectile et il lui sembla que la terre entière se soulevait pour l’avaler.
Il s’évanouit.
Quand il reprit ses esprits, il vit qu’il se trouvait dans une ligne allemande. Un pilonnage intensif avait soufflé les casemates encore debout. De son côté, Gaston n’avait plus sa pétoire et la crosse de son révolver était fendue.

Des boyaux boueux partaient dans tous les sens, il ne savait où aller. Au loin, on entendait sporadiquement la batterie des canons de campagne.

Au détour d’un fossé, il remarqua un entassement de caisses qui formait un escalier. Il se hissa par-dessus et vit un bout de champs cratérisé. De l’autre côté, une chapelle sans toit signait l’orée d’un petit bois. Il aperçut la pancarte plantée aux abords : « Achtung minen ! ».

Il rampa une vingtaine de minutes pour rejoindre l’abri. À l’intérieur, il s’adossa contre un mur lézardé. Il ne tarda pas à s’assoupir.
Une toux brûlante le tira de sa torpeur. Pendant qu’il crachait ses poumons au pied d’un bénitier, il ne vit pas la silhouette qui s’était rapprochée.
Quand il releva la tête, elle se tenait devant lui.

La bambine se nommait Alice, c’était la fille du cantonnier de Chaudancourt. Ses cheveux roux étaient noués en grosses nattes.
On racontait au sein de la troupe que l’homme servait occasionnellement de passeur. Une dizaine de poilus avait déjà rejoint l’arrière en empruntant des chemins à travers bois que ne connaissaient ni la hiérarchie ni les boches.

Gaston Lamotte flaira sa chance. Puisqu’on l’envoyait au casse-pipe récupérer un salaud de macchab, qui soupçonnerait que sa disparition n’était pas liée à une roquette ennemie ? Dans le sud, où habitait sa sœur, il pourrait se cacher le temps que cesse cette foutue guerre.

Alice restait prudemment l’écart. Elle se contentait de l’observer, avec un mélange de curiosité et de malice.
Gaston lui jura qu’il n’était pas un détrousseur ou un de ces pauvres gars, rendus cinglés par les gaz, qui rôdaillaient dans les tranchées abandonnées.
Des explications qui parurent convaincre la fillette.
Ils marchèrent côte à côte une vingtaine de minutes.
La bambine empruntait des sentiers à l’écart.

Le marmitage avait épargné la maison du cantonnier. Gaston le vit dans son potager, occupé à ramasser des courgettes ; la guerre semblait déjà loin.
Durant la soirée, Lamotte avala une soupe épaisse et discuta du prix de son évasion. Ce n’était pas si cher ; il lui resterait de quoi prendre le train pour Decazeville et retrouver sa sœur.
Après avoir sorti les billets de dix francs de sa poche, Gaston monta se coucher à l’étage. Il était abruti de fatigue. C’était une petite chambre qu’occupait jadis l’aîné du cantonnier. Il était tombé aux chemins des Dames et depuis, l’homme vivait seul avec sa fille.
Abruti de fatigue, le soldat sombra dans un sommeil agité. Pourtant, il faisait encore noir quand une nouvelle quinte de toux le réveilla, suivie d’un violent haut-le-cœur. Quelque chose dans la soupe ne passait pas. Il mourrait de soif. Il y avait un seau d’eau dans la pièce d’à côté. À tâtons dans l’obscurité, il se dirigea vers la porte et l’ouvrit avant de constater son erreur. Ce n’était pas le bon endroit.
Il alluma une lampe à acétylène qui traînait là et tomba sur des dizaines de bardas et tout autant de casques Adrien, entassés les uns sur les autres. Une grande caisse débordait de cartouchières et de fusils.
En ressortant dans le couloir, il vit de la lumière qui filtrait d’en bas. Le père et la fille chuchotaient. Les paroles étaient inintelligibles, mais il lui sembla que quelque chose clochait.
Un pressentiment angoissé lui serrait la poitrine.
Il s’habilla avec hâte avant de se laisser tomber depuis l’étage par la fenêtre de la chambre. Il se ramassa lourdement au sol et boita vers une grange. Il s’y cacha, le temps de reprendre son souffle.
Il régnait une odeur bizarre à l’intérieur. Un rayon de lune perçait la toiture malmenée avant d’éclairer une table sur laquelle se trouvait le corps d’un homme mort. Une pelle était posée non loin. On s’apprêtait à l’enterrer.
Le soldat s’approcha. Il reconnut le visage de Léon Vachard.
Le tueur de gendarmes...

***
Le cadavre ne présentait aucune blessure apparente, mais une étrange substance laiteuse sourdait de sa bouche.
On l’a empoisonné !
Gaston songea à la soupe qu’on lui avait fait boire ainsi et à tous ces poilus qui s’étaient « sauvés » grâce au passeur. Ils n’étaient pas allés bien loin...

Sans demander son reste, il s’enfuit à travers champs.
Au petit jour, le fantassin sentit qu’il ne ferait pas un pas de plus.
Putain de cheville, j’ai dû me la fouler en bombant de la chambre. Et cette douleur dans mes tripes. Ils ont dû mettre du raticide dans leur saloperie de soupe !

Il s’assit sur le bord d’une départementale et attendit sans pouvoir se relever.
Une heure passa puis un camion vint se garer sur le bas-côté. Gaston n’eut que la force de demander après son casernement. Il se dit qu’en plaidant la bonne foi, on le croirait peut-être. Il s’était égaré, voilà tout. Il fallait surtout qu’il dorme.
Le métayer, qui était un brave homme, le déposa à la brigade de gendarmerie la plus proche. C’était là que le Louis Garrigue coordonnait les recherches après Vachard. Il était seul derrière son bureau. Quand il vit l’état sans lequel se trouvait Lamotte, il remercia le chauffeur et conduisit le soldat dans sa voiture.

Le 2e classe débita son histoire en prenant soin d’omettre sa mésaventure à la ferme.
Garrigue hocha la tête, la mine sombre.
Étrangement, sa voix était plus douce qu’à l’ordinaire.
— Tu es un miraculé, l’instit. La plupart de tes camarades n’ont pas survécu à la dernière offensive des boches. J’ignore comment tu t’en es sorti, mais ce soir, tu dormiras dans des draps frais à l’hôpital militaire.
Sur ces mots, le gendarme claqua la portière.

Le cahotement de la bagnole berçait Louis qui sombra vite.
Quand le gendarme le secoua, il rêvait d’un bout de lard et d’un bain chaud.
En descendant de l’automobile, il ne reconnut pas son campement. C’était la cour d’une ferme à l’aspect familier.
Non loin, Alice se tenait près de son père, armé d’un fusil.
Garrigue prit son révolver d’ordonnance et fit sortir Gaston de la voiture.
— Tu peux récupérer le corps de Vachard, lança le cantonnier à l’attention du gendarme : on l’a chopé avant-hier, il est raide comme un coup de trique.
L’autre opina du chef avant d’ajouter :
— Pour la récompense, c’est la moitié chacun, comme d’habitude.
— Et le monsieur ? demanda la fille en désignant Gaston.
Le gendarme haussa les épaules.

— Enterrez-le dans un trou et faites-le péter comme les autres, ça passera pour une bombe des boches.
À ces mots Alice sautilla en battant des mains.


Sur les planches, la vie - Une fois dans ma vie - Gilles Legardinier - Flammarion



Une fois dans ma vie
Gilles Legardinier

Editions Flammarion







Le coeur d'un théâtre qui bat au rythme de celui de sa gardienne, de toute une équipe dévouée.
Nous suivons les questionnements d'Eugénie la gardienne, son passage à vide. Jusqu'au sursaut où le sentiment du "Je ne suis plus utile à personne" se transforme en énergie positive, et la lance dans une suite d'aventures quotidiennes où les quiproquos sont légions.
Avec ses deux amies, elles représentent un panel générationnel, qui ici prouve que malgré la différence d'âge, nous pouvons tous nous trouver des points communs, et créer des amitiés plus forte que tout.
Ces trois femmes vont partir à la conquête de la vie, de l'amour, remonter la pente, chacune à sa façon. Avec l'aide de l'une ou de l'autre ou des deux. Se succéderont des situations rocambolesques et cocasses. Avec toujours en toile de fond la vie du théâtre, en difficulté. 
Les membres bénévoles de la troupe, sont des personnages hauts en couleur, loufoques, blessés, sensibles. Toute cette galerie de personnages trouve sa place dans le coeur du lecteur.
Mais le théâtre est sur le point de fermer ses portes, et il faut le sauver, alors Eugénie, gardienne au dévouement immense, entreprend une oeuvre magistrale, mettre en scène la vie.


Encore une fois Gilles Legardinier nous emmène au coeur de l'humain. Avec ses bons et mauvais côtés. Nous annonce que vivre en bonne intelligence les uns avec les autres est possible.
Et si l'Etre Humain n'était pas que mauvais ? Et si nous nous faisions confiance ? Et si nous ne regardions que le meilleur qu'il y a en chacun de nous ?

Gilles Legardinier est pour moi, mon rendez-vous annuel avec l'humain, la bonté, la beauté de chaque personnes croisées sur le chemin de la vie.


mardi 31 octobre 2017

Trophée Anonym'us 2018 - Les mots sans les noms - Nouvelle N° 6 - Je t'emmène au bois




Nouvelle N° 6


je t’emmène au bois

Bande son : Burzum. Sol Austan, mani Vestan / Mirel Vagner. Mirel Vagner








Francis regarde droit devant lui, sans cligner des yeux. Le soir tombe autour de son pick-up qui roule vite sur la route cabossée. Sur le volant, ses articulations blanchissent par intermittence, en même temps que ses dents se serrent. On devine la crispation de ses doigts, même sous les phalanges déchiquetées, comme après une bagarre. Il roule. Point. Il ne surveille pas le rétroviseur, il ne change pas de vitesse. La quatrième lui permet de conserver une allure constante, un compromis entre l’urgence et l’envie d’éviter l’accident. En quelques minutes, c’est la nuit noire. Elle tombe comme une vérité qu’on aimerait ne pas entendre. Lourde et dense. Aucune voiture ne croise le pick-up sale qui file comme une boule affamée. L’autoradio ne fonctionne pas, seul le bruit du moteur rythme la conduite.

Francis allume une cigarette par une succession de gestes mécaniques, réflexes encodés à force d’habitude. Sortir la clope du paquet posé sur le tableau de bord, d’une main, la porter à ses lèvres. De l’autre, saisir le briquet à côté du paquet sans marque et allumer la clope. Francis ne quitte pas la route des yeux. Toujours pas le moindre clignement des paupières. À peine s’il avale sa salive.

À l’arrière, sur la banquette, deux filles. Ni vraiment assises, ni vraiment allongées. Elles ballottent dans les virages, avec une mollesse passive qui signe leur inconscience. Elles ont l’air jeune. À peine sorties de la primeur adolescente. Il y a une blonde et une brune. Quand on fait attention, on remarque qu’elles ne sont pas seulement assoupies, comme on aurait pu le croire au premier regard. Elles sont effondrées sur les sièges. Leurs poignets sont liés par des cordes. Leurs chevilles également. Des bâillons de tissus leur entourent la bouche. Sous leurs cheveux qui pendent devant leurs yeux, on peut voir des traces de coups. Des bleus. Des gonflements. Sur leurs corps, leurs vêtements sont déchirés, défaits. Aucun doute : elles ont été sauvagement frappées, rouées de coups avec une rage ravageuse. On devine, malgré l’obscurité, quelques traces de sang sur leurs vêtements et leur visage.

Francis conserve sa vitesse constante. Il fume avec régularité, écrasant les mégots dans le cendrier qui déborde.

Sans cesser de fixer la route, il pense à sa fille. La petite blonde, comme disent les copains. Quand elle manque de se noyer, à cinq ans, en glissant dans le lac pendant un feu d’artifice du 14 juillet, récupérée de justesse par le père de sa meilleure amie depuis la maternelle. Quand, à sept ans, elle trouve un chaton blessé devant la boulangerie et pleure pendant trois jours sans discontinuer quand il meurt subitement. Quand, à quatorze ans, elle essaie de faire passer sa première cuite pour une indigestion aux merguez de la fête du village. La petite blonde. Sa petite blonde.

Derrière, une des deux filles semble revenir à elle. Un gémissement sourd emplit l’habitacle du pick-up. La brune bouge difficilement à cause des liens qu’elle semble découvrir avec désolation. Francis la surveille dans le rétroviseur. Il attend l’instant où elle va se redresser, sans prise puisqu’elle est attachée. Il observe. Quand c’est le bon moment, quand sa tête est juste derrière l’appuie-tête, il freine brutalement. Un coup sec, comme si un animal venait juste de traverser la route. La fille se cogne le front, déjà tuméfié. Le choc réveille la douleur des hématomes et la renvoie à son étourdissement. L’autre, la blonde, n’a pas esquissé le moindre geste, le moindre son. Impossible de savoir si elle est prostrée ou réellement inconsciente.

Francis reprend sa vitesse. Pas une expression n’a traversé ses traits quand il a freiné et vu la fille s’assommer. Seul le mouvement de ses yeux entre la route et le rétroviseur indiquait une quelconque communication cérébrale. Quelque part, il n’a pas l’air plus vivant que les deux jeunes filles sur la banquette arrière. Le pick-up suit l’asphalte comme un sinistre météore, et pourtant, il pourrait être immobile, suspendu entre deux espace-temps.

Qui sait, là, ce qui se passe en rase campagne ? Qui pourrait deviner ce qui se joue dans l’obscurité à quelques kilomètres d’un village ? Qui imagine les drames silencieux qui déchirent la nuit ?

Francis est rentré plus tôt ce soir. Il devait revenir des champs autour de vingt-deux heures. Il avait travaillé plus vite que prévu, beaucoup plus même puisqu’il était au bar avec les potes à dix-neuf heures. Après une bière ou deux, ils s’étaient mis à enchaîner les whiskys. On était vendredi, après tout, on pouvait bien se lâcher un peu, en cette saison. Les bonnes femmes étaient au dîner du club de sport, c’était la fête jusqu’à minuit.

Et puis vers vingt heures trente, quand Francis commençait à se dire qu’il était bien fait, et qu’il faudrait rentrer manger un bout, un gars a raconté qu’il avait vu deux nénettes se baigner à poils dans la rivière, après la vieille scierie abandonnée. Là où les jeunes vont fumer en cachette et se rouler des pelles pendant les vacances. Il revenait d’une virée chez un collègue et il avait pris un détour pour dessaouler un peu avant d’arriver chez lui et de se faire hurler dessus par sa femme. Il en jurerait pas, mais elles ressemblaient à la petite de Francis et à sa copine depuis la maternelle. Mais bon, il aurait pas pu reconnaître sa mère s’il l’avait croisée sur ce chemin, alors deux gamines à vingt-trois heures sous la lune, les coquines…

Francis s’est levé sans rien dire. Il n’a pas dit au revoir ni même fini son verre. Il a mis sa veste et il est parti. Il a allumé une cigarette et il a démarré son pick-up. Il est rentré chez lui. Il s’est garé un peu plus bas, et il a fait le reste du chemin à pied. Il ne voulait pas faire de bruit. Il savait que sa fille était à la maison, à réviser avec sa copine. À réviser. Avec sa copine. Sa copine. Sa fille disait sortir avec le fils de l’élagueur, celui qui apprenait le métier avec son père, mais finissait quand même le lycée. Ils allaient au cinéma ensemble et sortaient en boîte le samedi soir.

Francis arrive par le jardin, il entend les voix sur la terrasse. Les voix de sa fille et de sa copine qui parlent en pouffant. Des petites exclamations simultanées. Elles ne l’ont pas entendu. Elles sont assises côte à côte sur les marches, une bouteille de bière entre elles et des cigarettes consumées dans le cendrier. Elles se tiennent la main. Elles se caressent les genoux. Elles se regardent dans les yeux. Un instant, le temps semble s’interrompre, elles ne parlent plus, elles ne rient plus, elles se regardent. Elles se regardent, et d’un mouvement vif, elles se rapprochent l’une de l’autre pour s’embrasser. Puis elles se prennent le visage entre les mains comme pour s’assurer que ni l’une ni l’autre ne peut s’échapper. 

Sa copine.

Sa copine.

Sa copine.

Francis enjambe le massif de jonquilles soigneusement entretenu par sa femme et fond sur les deux filles.

Un bond, trois pas de course.

Elles sursautent.

Il faudrait passer la scène au ralenti pour saisir les nuances d’expressions qui se peignent sur les visages. La surprise embarrassée, coupable, des filles quand elles comprennent qu’on les a vues. L’angoisse devant cette silhouette massive dont la fureur déforme les traits. La peur quand elles comprennent qu’il n’y aura pas de cris, pas de demande d’explications, pas de confrontation larmoyante ou colérique.

Il n’y aura pas d’insultes, pas de menaces, pas d’exclusion. Rien pour former un témoignage, rien qui leur demandera de rassembler leur courage et d’affronter l’opprobre familial. Pas de déshonneur ni de rejet, pas de crise de larmes ni de paroles regrettables. Il n’y aura rien qu’elles pourront raconter des années après avec la gorge serrée et des frissons sous la peau.

Francis frappe la brune en premier. Un direct sec qui lui casse l’arête du nez et lui fend les lèvres. Sa fille pousse un cri effrayé, ses yeux s’arrondissent devant la scène qu’elle capte juste avant qu’une gifle donnée avec le tranchant de la main ne lui déboîte la mâchoire. Elle se mord la langue en tombant sur la terrasse, le gout du sang remplace celui des cigarettes dans sa bouche, et la texture des lèvres de sa copine.

Pas le temps de penser, pas le temps d’analyser. Aucun réflexe de survie ne se déclenche, aucune vaine tentative de défense n’est esquissée. Les forces surhumaines qui poussent l’être humain à soulever des voitures, attaquer un ennemi, s’enfuir pour sa survie, ça n’arrive que dans les films. En tout cas pas à deux adolescentes en train de s’embrasser sur les marches d’une véranda, au fin fond d’un village de campagne.

Un coup de pied dans les côtes, un autre dans la tête, à l’une, à l’autre. Valse endiablée qui fait craquer les os et jaillir le sang. Des gifles, parfois. Les réactions se font plus molles, les gémissements s’assourdissent. En quelques secondes, la scène romantique s’est muée en tableau de guerre.

Une guerre intime et sans témoin.

Pas une parole, rien que le bruit sec des coups et les cris étouffés. Pas le temps pour les hurlements ou les appels au secours.

Les halètements rauques de Francis couvrent les râles plaintifs des deux filles par terre. Il pourrait tomber d’un coup, ou faire demi-tour pour aller se saouler à mort dans la grange, là où il garde l’alcool qu’il fabrique avec son copain d’enfance, agriculteur aisé, lui aussi. Même boulot, mêmes passions depuis l’école. Mêmes cuites, mêmes équipes, mêmes gonzesses, au lycée.

Au lycée, quand ils avaient l’âge de sa fille. Sa fille qui voulait être vétérinaire pour sauver les animaux, à quatre ans. Qui partait à vélo pour ramasser des mûres, à six ans. Qui avait toujours les meilleures notes en français et passait son temps dans des bouquins, à treize ans. Qui embrassait une autre fille, à seize ans.

Francis les pousse du bout de sa botte en caoutchouc. Elles geignent, l’une et l’autre, mais ne bougent pas vraiment. Francis fait demi-tour. Il va à l’abri où il range ses outils et son matériel. Il prend des chiffons, des tendeurs de vélo, la grosse ficelle qu’il utilise pour sa barrière en bois, dans le potager, et une longue boîte en métal usé. Il revient vers les filles et leur noue les poignets et les chevilles avec la ficelle. Il passe les tendeurs de vélos autour de leurs bras, pour les obliger à les garder le long du corps. Il leur met les chiffons dans la bouche par pure précaution, au cas où elles reviendraient à elles le temps qu’il aille chercher son pick-up. Il se gare dans l’allée, juste devant la terrasse. Il ne regarde pas le skateboard de sa fille appuyé contre le vélo de sa copine, ni les livres de cours posés au pied des marches.

Il se demande si la récolte sera bonne, s’il pourra faire les foins dans les temps. Il a mis de l’engrais dans le potager, ce matin. L’engrais naturel qu’il fabrique d’après la vieille recette miracle de son grand-père. Il la lui avait apprise quand il avait dix ans, et confié l’entretien d’un petit carré au milieu de son grand potager. Un espace où il avait pu planter ce qu’il voulait, à condition qu’il applique les conseils avisés du vieux. Son grand-père avait le plus beau potager du village, une merveille qui pouvait nourrir trois familles. Sa grand-mère faisait des conserves à n’en plus finir, qu’elle donnait aux voisins. Aujourd’hui, sa fille aurait pu leur conseiller de se faire certifier bio, aux grands-parents, et de vendre dans des épiceries pour touristes, par internet, aussi. Mais Francis est moins doué que son grand-père, et sa fille se fout des conserves. Elle veut écrire des livres et partir à Paris. Faire des études et prendre un appart. Après le bac, elle veut entrer à la Sorbonne et ensuite dans un master de création littéraire. Sa fille veut être une artiste. Elle prendra une coloc avec sa copine, pour limiter les frais, et trouvera un petit job. De la traduction, du baby-sitting, des livraisons pour les restos.

Elle veut se coucher tard et aller dans les bars, boire des verres et se perdre dans la nuit, tomber amoureuse et se faire mal aux genoux, croire à des « jamais » et des « toujours », pleurer au petit matin et rêver de séances de dédicaces. Elle veut devenir grande.

Francis l’installe à l’arrière du pick-up, sur la banquette, à côté de l’autre fille. Il pose la boîte à côté d’une bouteille d’eau entamée et d’un bidon d’essence pour la tondeuse qui traînent là, aux pieds du siège passager et démarre.

Il ne croise personne en traversant le village, tout le monde est quelque part. Au bar, au restaurant, à table, sur sa terrasse, dans son jardin. On est vendredi, il fait bon dehors.

Francis roule encore. La nuit s’est installée, maintenant. On ne voit pas à trois pas quand il emprunte le petit chemin de terre, dans la forêt. Un chemin vers un parking de chasse. Il connaît bien cet endroit, il s’y gare avec les autres, quand c’est la saison de tirer le gibier.

Il laisse les phares allumés.

Il ouvre la porte passager, du côté de la brune qui ne bronche pas. Elle respire vite, le bâillon doit l’étouffer un peu, encore plus avec le nez cassé. Il la porte et la pose devant la voiture, puis il va chercher sa fille. Elle a les yeux ouverts, mais garde le regard baissé, comme pour éviter celui de son père. Elle aussi respire vite, saccadé. Elle a du mal à rester consciente, sa tête ballotte par brefs instants avant de se redresser dans un sursaut.

Francis défait les tendeurs autour de leurs bras.

Sa fille semble se réveiller pour de bon, elle essaie de frapper Francis quand il enlève le tendeur, d’un coup de ses poings attachés, direct dans ses dents. Comme alertée par un signal, sa copine lance ses jambes, attachées elles aussi, dans les côtes de Francis.

Il perd l’équilibre, accroupi on est moins stable. Mais on reste plus fort que deux adolescentes à moitié assommées, attachées et diminuées par la douleur de multiples hématomes et fractures. Francis essuie le sang qui coule de ses lèvres d’un revers de la main. Une gifle à chaque fille suffit à calmer toute volonté de rébellion.

Il les traine une par une sur quelques mètres, jusqu’à un arbre devant. Un bon chêne au tronc massif, mais dont deux tendeurs peuvent faire le tour en serrant deux filles inertes.

Elles semblent inconscientes, deux proies terrassées par un prédateur inconnu, une punition divine surgie du plus profond des enfers. Francis pourrait les laisser là, abandonnées au fond d’une forêt où ne passent que de rares promeneurs, des gardes forestiers, des braconniers. On pourrait les découvrir le lendemain comme dans une semaine. Demain, il serait encore possible de les sauver. Dans une semaine, les chances seraient plus qu’infimes. Elles seraient mortes de soif, au bout de trois jours. Sans doute un peu moins à cause de l’eau évacuée par la transpiration, le sang qui coule. Non, dans une semaine, on trouverait deux cadavres dont la décomposition aurait à peine commencé. Peut-être que des animaux seraient venus commencer à grignoter les corps. Il ne faudrait sans doute pas très longtemps, après, pour que les analyses ADN révèlent qui est à l’origine de ce double assassinat. On remonterait vite la piste jusqu’à lui, aucune chance d’échapper à la justice.

Il n’y a plus rien à faire, plus aucune possibilité de demi-tour et de retour à la routine quotidienne.

Le réveil.

Le café au lait.

Le potager.

Les copains.

La pêche.

Le club de rugby.

Les apéros.

L’entreprise.

Les économies.

On ne peut plus revenir en arrière. Francis est coupable de coups et blessures volontaires et de non-assistance à personnes en danger voire de mise en danger de la vie d’autrui. Il est déjà condamné.

Alors, quoi ?

Puisque la sentence est déjà tombée, la loi ne peut plus opérer. En perdant sa liberté, le condamné gagne tous les droits.

Francis a déjà tué les deux jeunes filles. Il est déjà bon pour la perpétuité. Il n’est plus un homme libre, il est un criminel.

Qu’il les achève de ses propres mains ou qu’il les laisse attachées là, il les a assassinées.

Il pourrait encore appeler les secours, encore tenter de les sauver en se dénonçant. Il plaiderait la crise de folie, ça marche bien, ça. Il inventerait un traumatisme d’enfance pour justifier son passage à l’acte. Son portable est dans sa poche, il le sent vibrer.

Sans doute des appels et des messages de sa femme qui s’étonne de ne pas le trouver à la maison, qui s’inquiète des traces de sang sur la terrasse et du désordre au pied des marches. Elle va peut-être appeler la police.

Il a détruit tellement de vies en quelques heures. Il est devenu un monstre qui brise des familles. Presque tout un village, puisque tout le monde se connait un peu. Un drame familial touche par rebond des dizaines de personnes. C’est fou, cette interdépendance.

Personne n’est encore au courant de ce qui s’est passé et pourtant, chaque individu est déjà atteint par le traumatisme, à des degrés différents.

Et Francis est le seul à savoir ça. À savoir qu’il vient de devenir un reportage sur France 2, une enquête de Paris Match, une vedette honteuse, mais une vedette quand même. On va parler de lui à la télévision, dans les journaux, aux comptoirs des bistrots. Des enquêteurs vont émettre des hypothèses, des journalistes vont essayer de tout découvrir sur lui, des psychanalystes vont se pencher sur son cas.

Est-ce qu’il buvait, est-ce qu’il se droguait, est-ce qu’il était violent, est-ce qu’il avait une maîtresse, est-ce qu’il avait été abusé par le curé ou par un oncle, est-ce qu’il payait ses factures dans les temps, est-ce qu’il avait violé ses victimes. Oui, parce que ça serait différent, bien sûr.

Est-ce qu’on fait ça, quelque part, de violer une fille qu’on vient de rouer de coups et d’attacher à un arbre en pleine forêt, de violer sa propre fille à qui on a fait subir le même sort ? Sans doute ce genre de pratique que seul l’être humain est capable d’inventer est-elle en vigueur quelque part.

Mais Francis n’est pas comme ça. Francis retourne à la voiture et revient avec le bidon et la boîte en métal, qu’il pose avant d’aller asperger les filles d’essence. Il allume une cigarette en ouvrant la boîte. Il pose le mégot sur un chiffon imbibé d’essence pour pouvoir charger des cartouches dans le canon du fusil de chasse qu’il tient entre ses mains, et armer le chien.

Le mégot ne suffit pas à enflammer le chiffon. Francis le tend au-dessus de son briquet pour l’aider. Quand la flamme prend, il jette le chiffon entre les deux filles. Il ne faut pas très longtemps pour que le feu gagne l’essence. Les filles se débattent quand elles comprennent ce qui les attend. Des sons aigus s’échappent de leur gorge, autour du bâillon. Leurs corps tressautent.

Elles ne peuvent pas s’échapper et elles le savent. Mais elles essaient quand même.

Francis les regarde, immobile. L’odeur de cheveux carbonisés commence à monter à ses narines, mêlée à celle du tissu brûlé.

C’est au moment où celle de la graisse grillée commence à se dégager dans l’air qu’il épaule son fusil, puis tire. Une fois, deux fois. À cette distance, un chasseur chevronné ne rate pas sa cible.

Francis verse le contenu de la bouteille d’eau autour de l’arbre pour ne pas que le feu ne gagne trop les fougères autour. Avec l’humidité dans l’air, il y a peu de risques.

Il retourne au pick-up, fait marche arrière.

Sur la route en sens inverse, il roule plus vite, très vite même. Toujours personne dans cette nuit épaisse qui défile sous ses phares.

Quand il arrive chez lui, il voit de la lumière dans le salon. De l’agitation. Il se gare dans l’allée, juste devant la véranda et saute du pick-up. Il devine qu’on l’a entendu, ça remue dans la maison.

Francis est descendu de la voiture avec son fusil. Il reste une cartouche dedans. Celle qu’il se tire dans la tête au moment où sa femme ouvre la porte qui donne sur la terrasse où les bouteilles de bière renversées sont toujours par terre dans la cendre des mégots écrasés.





Trophée Anonym'us 2018 - Les mots sans les noms - Nouvelle N° 5 - Kill'Em all





Nouvelle N° 5

Kill 'Em All

« Il y a dans la vie de chacun un moment où il faut choisir de fuir ou de résister. »
Contes de la folie ordinaire — Charles Bukowski






Casque sur les oreilles, j’écoute les Guns N’ Roses, me passe Sweet Child o' Mine en boucle, profite d’un moment de calme après cette journée de démente, gravée comme l’une des plus intenses, l’après-midi parfaite, des souvenirs plein la tête.
Coup d’œil à l’écran d’affichage. Prochain RER annoncé à 23 h 45. 10 minutes de retard. Quelques rares voyageurs sur le quai. Un couple de bobos, deux ou trois mecs encostardés, des jeunes seuls. Je traîne devant la vitrine du relais presse, m’attarde sur les couvertures de la presse people et cinoche. Cécile de France dans le film Haute tension et l’affiche du prochain Tarantino, Kill Bill. Uma Thurman agressée le jour de son mariage, laissée pour morte qui se lance dans une vendetta, bien décidée à se faire justice. Je reste un moment devant la vitrine, la force de l’habitude, cette routine qui guide nos pas puis escale au distributeur pour m’offrir un mars et un Coca avant de monter dans le train. Wagon quasi désert. Une dizaine de personnes à tout casser. Regard rapide à l’étage. Pas beaucoup plus.
Dans le carré de 4 places à côté des chiottes, odeur de beuh et canettes de Kro par terre.
Dans mes oreilles, Axl Rose laisse place à James Hetfield. Metallica, fil rouge de ma journée.
Je m’installe en haut, ferme les yeux, laisse défiler les images de ma journée. D’abord les rumeurs, puis l’appel de Mika hystérique : « J’ai un plan ». Tu parles c’est carrément le plan du siècle ! Des places, précieux sésame, par son daron qui bosse chez Virgin. Trois concerts programmés sur la journée. Je sèche la fac pour en être. Rendez-vous 13 heures à La Boule noire. Premier show époustouflant. 300 chevelus excités dans une fosse minuscule. Ambiance torride et électrique. Les Four Horsemen de Metallica alignent tubes et riffs avec la rage des débuts. Le ton de la journée est donné. 18 heures, on fonce au Bataclan. Deuxième concert dans l’euphorie. Sur scène, les Californiens ne donnent pas l’impression d’avoir déjà donné un concert deux heures plus tôt. Un set mémorable. Le troisième concert du quatuor est prévu au Trabendo à 22 h. Mika insiste pour que l’on se fasse la trilogie. Je suis rincée, dois attraper le dernier RER. Et je le vois venir lorsqu’il me parle d’un chouette plan à trois, lui, moi et une bouteille de Jack. Je sais surtout comment tout cela va se terminer.
Quelqu’un me secoue le bras, coupe le fil de mes pensées. Je retire mes écouteurs et lève les yeux.
Une voix demande, insiste :
— Hé ho, ça va ?
Je reprends soudain pied dans la réalité. Plantés devant moi, trois mecs en jogging Adidas full zip et casquette, aussi pathétiques que les membres d’un groupe RAP sur la pochette d’un CD. Un trio improbable : le gros lard doit avoisiner le quintal, le grand maigrichon cradingue et le plus jeune plafonne à un mètre soixante-cinq. Même à cette distance, leur transpiration et leur haleine alcoolisées de sacs à bière me piquent le nez. C’est le plus gros qui me rend mal à l’aise, promenant ses yeux brillants d’excitation malsaine sur moi. Je regrette de porter un t-shirt trop court pour couvrir le piercing de mon nombril.
— T’as une clope, boucle d’Or ?
Le plus jeune enchaîne :
— Et elle s’appelle comment cette petite taspé ?
Mon cerveau fonctionne à la vitesse de la lumière. Début d’un moment de panique. Je m’étrangle, bredouille :
— Comment ?
— Ton prénom ?
Je dois répondre, ne pas les contrarier. Pas le moment de jouer les rebelles. Regard paniqué sur le wagon quasi désert. Un petit chauve en costard, occupé à faire semblant de dormir. Un geek à lunettes, planqué derrière l’écran de son ordinateur portable.
— Jennifer… Je m’appelle Jennifer.
— C’est mignon tout plein ça, Jennifer.
Il pose sa main tachée de nicotine sur ma jambe, secoue sa bouteille de Vodka devant mon visage, me fixe avec des yeux de charognard.
— Et elle a soif, Jennifer ?
Je secoue la tête. Celui-là c’est vraiment le top de la sale gueule avec ses longues mèches de cheveux gras, son visage constellé de cicatrices de varicelle et ses ratiches jaunes et pourries.
— Je suis fatiguée, j’ai eu une grosse journée et…
Pas le temps de finir ma phrase. Je me prends une petite baffe. Sans comprendre pourquoi. Le grand, si maigrichon qui doit rayer la baignoire, me regarde avec des yeux fous. Il arrache la vodka des mains de son pote, se jette sur moi, m’empoigne la gorge. Les doigts serrés sur mon cou, visage collé au mien, il crache :
— Ta maman ne t’a jamais dit que ça ne se fait pas de dire non quand un gentleman te propose un verre ?
Il m’ouvre la bouche avec violence, m’enfonce la bouteille. Je sens des doigts crades dans ma bouche, l’alcool déborde, me brûle la gorge. Je manque de m’étouffer. Je me débats, parviens à repousser sa main. Je lui balance un coup de pied bien placé dans le genou. Râle de douleur, yeux exorbités :
— Tu ne fais plus jamais ça ou je t’encule à sec !
La panique à son paroxysme. J’essaye d’attraper mon portable, il me l’arrache des mains, casse le clapet :
— Je déteste ces putains de Nokia.
Il s’empare de mon sac, renverse son contenu sur le sol. La violence monte d’un cran devant l’indifférence des rares passagers. À nouveau, il essaye de me faire boire. Je suffoque, manque de vomir, ravale un torrent de larmes.
— Oh, putain, t’as un piercing sur la langue ! Je ne me suis jamais fait sucer par une fille avec un piercing sur la langue.
Ils me poussent dans l’allée. Je suis sur le sol, proie d’une bande et de leur sauvagerie sexuelle. Il faut que je me reprenne, que je leur montre que je n’ai pas peur :
— Parce que tu t’es déjà fait sucer ? J’ai plutôt l’impression que tu n’es qu’un petit puceau.
Il me frappe, sans pitié, jusqu’à ce que je n’aie plus la force de réagir. Comme percutée par un missile Tomahawk. Au-dessus, les deux autres se poilent. Le maigrichon au gros :
— Comment elle sait que c’est une couille molle de puceau ?
— C’est marqué sur sa gueule !
Ils se poilent. Je prends conscience de la réalité de ma situation. Le gros me balance des coups, m’obligeant à écarter les jambes. Je ferme les yeux un instant, tente de ne pas m’évanouir. Gras-double empoigne le plus jeune par l’épaule, le tire vers moi :
— Tu veux devenir un vrai mec ?
— Pas ce soir. Pas comme ça.
— Tu déconnes ? C’est une occas » en or.
— Pas comme ça, j’ai dit
— Et moi je dis que tu vas baiser cette petite pute camée !
— Je ne peux pas ! J’ai un affreux pressentiment.
— Un pressentiment qui t’empêche de bander ?
Ils se tapent des barres de rire.
J’ai un sursaut, fais un mouvement en arrière.
— Hop Hop Hop… Reste avec nous, Boucle D’or !
Il m’agrippe les cheveux, me retourne et me plaque contre le sol. Souffle coupé par le choc. Douleur qui me transperce. Sa main aussi grosse qu’un jambon m’attrape le bras, me tire contre lui. Une peur glaçante m’enveloppe le cœur. J’hurle. Au plus profond de moi, j’espère une aide. Personne ne fait le moindre geste pour venir à mon secours, tirer l’alarme. Pourquoi une telle lâcheté ? Ils sont bien là, pas loin, à côté, en dessous, impassibles.
Le maigrichon essaie de me couvrir la bouche. Je donne des coups de pieds, me débats dans tous les sens. Des mains me prennent les cuisses, me forcent à les ouvrir. L’un des types s’assoit sur mon visage. Je sens un autre s’enfoncer en moi, me souiller. D’abord un, puis chacun leur tour, prenant la relève avec frénésie.
*
Enfin j’ouvre les yeux. Mon cauchemar est terminé. Enfin, ces déchets de l’humanité ont fini par se désintéresser de moi. Je ne sais pas dire combien de temps tout cela a duré. J’ai crié. Je sais que j’ai crié. De toutes mes forces. Mes appels à l’aide ne sont pas restés enfermés dans ma poitrine. Personne n’a bougé. C’est comme ça, plus il y a de témoins, moins il y a de chance que quelqu’un intervienne. Chacun pensant que quelqu’un du groupe va intervenir.
Le train est immobile, tout autour de moi est silencieux. Terminus du RER. Je me redresse trop vite, le wagon tournoie. Peur de m’évanouir, de perdre encore connaissance. Mais tout s’apaise.
Je ramasse mon lecteur MP3 et mon téléphone. Impossible de mettre la main sur mon putain de casque audio et le reste de mes affaires. Je le cherche, m’énerve. Je suis humiliée, saccagée, détruite et m’obstine à retrouver les objets qui me sont chers, qui me rassurent. Ils ont fouillé, volé quelques trucs. Ma pièce d’identité est posée le long de la vitre du train. Mon sachet d’herbe à disparu. Goût de rouille dans la bouche. Il y a du sang sur moi. J’ai du sang partout. Je parviens à atteindre les toilettes du rez-de-chaussée. La puanteur, l’odeur de pisse me prend à la gorge. Souffle coupé, douleur au plexus. Je me passe de l’eau sur le visage, n’ose pas me regarder dans le miroir, sens monter une pulsion de violence. Malgré le traumatisme, un désir de vengeance me ronge les tripes. Un voile de sang bouillonnant obscurcit ma vision.
Dehors, la pluie tombe avec une férocité biblique. Ils sont là, les trois, sur le quai, à l’abri des trombes d’eau. Ça rigole comme si rien ne venait de se passer. Tout est si tranquille, si calme et réel que mes larmes s’arrêtent d’un coup. Étrange sensation de déjà vu, de déjà vécu. Je me sens dans une sorte d’état second. Rien de tout cela ne me semble réel.
Le groupe se sépare. Je n’attendais que ça. Je suis sans pitié et sans scrupule, mais j’ai oublié d’être conne. Je dois y aller maintenant. Je pense à ce que ma mère ne cesse de répéter : fais aujourd’hui ce que tu dois faire, Dieu se chargera de demain.
Je descends sur le quai. Je sais que le poste de Police n’est qu’à une centaine de mètres. Quelques pas et j’y suis. Des paroles entendues à la fac me reviennent. La dilution de responsabilité. L’effet témoin. Les mythes du viol. La moquerie. La victime de viol culpabilisant pour ses actions ou tenues soi-disant inadéquates. « Tu l’as bien cherché ! » « Tu n’avais qu’à pas t‘habiller aussi sexy ! » Je pense à tout ça quand j’aperçois l’un de mes violeurs, larve abjecte, venir dans ma direction. Je me tapis dans l’ombre, le regarde passer sans me voir. Le plus jeune. Quinze ou seize ans. Grand max. Encore un pas en arrière. Ma main trouve la poignée d’une porte ouverte derrière moi. Je recule à l’intérieur de la pièce sombre. Du matériel de nettoyage, quelques outils. Au hasard, j’attrape un balai. Je fouille dans mon MP3, cherche une chanson violente pour me donner du courage, pour fermer la gueule à l’impression d’avoir perdu une bataille avant même d’avoir commencé à me battre. Je m’arrête sur la ligne de basse de The Trooper d’Iron Maiden. Dans un flash, je vois le type couché sur moi. J’entends leurs injures. Loin dans le brouillard. Je sais que ces images me hanteront bien des années. Je serre fort le manche à balai. Un flot d’adrénaline se répand en moi. L’instinct sur pilote automatique, je fonce, vise la tête, mets toute ma rage dans mon coup. Un bruit mat qui le propulse contre un véhicule garé le long de la voie ferrée. Son crâne heurte la tôle, il s’écroule.
Toujours viser la tête. La semaine dernière j’ai vu le film 28 Jours plus tard au cinoche. Ce qui marche avec les zombies marche avec les violeurs. J’aurais pu aussi jouer la carte du coup dans les couilles. Question d’opportunité et de taille de l’ennemi.
Après quelques secondes il parvient à se redresser :
— Toi !
Les yeux lui sortent presque de la tête.
— Qu’est-ce que tu me veux, sale pute ?
— Tu ne vois pas ce que je veux ?
Rase-bitume tente de se mettre debout. Ça dodeline sévère. Il se passe une main sur le haut du crâne, regarde le sang sur ses doigts. Beaucoup de sang d’ailleurs.
— Qu’est-ce que tu m’as fait!
— Pas besoin de sortir de Harvard pour deviner.
Ses yeux se révulsent. La sueur dégouline dans mon dos. Plus rien n’a de sens. Nous avons inversé les rôles.
— J’ai besoin d’aide, merde !
— Besoin d’aide ? BESOIN D’AIDE ?
Mon rire part dans les aigus. De nouveau un pas en avant.
Son regard me fixe.
— Je n’ai rien à voir dans tout ça, ok ? Je n’étais qu’un simple voyageur. Un putain de simple voyageur !
— Un putain de simple voyageur, tu déconnes ? T’es carrément un héros mec ! T’es venu m’aider quand tes potes me violaient ?
Je vois bien dans son regard qu’il sent tenir là sa dernière chance. Ce sac à merde en rajoute :
— Ouais c’est ça, je suis venu t’aider.
Je fais mine de réfléchir. Ses yeux perdent leur fixité démente.
— Tu as débarqué à quel moment ? Avant que le deuxième me viole ou après ?
— Avant ! Je suis intervenu avant ! J’ai essayé de les empêcher !
Je balance mon morceau de balais.
— Tu ne pouvais pas me le dire avant que je te frappe ?
Il bafouille, ne semble pas y croire, ni entendre le sarcasme dans ma voix. J’entrevois même une lueur d’espoir s’allumer dans ses yeux. Dans les profondeurs de ma poche, j’attrape mon trousseau de clés. Rase-bitume se rue sur moi, j’encaisse de plein fouet la violence du choc, mais d’un coup sec et rapide, je lui plante ma clé dans la carotide. Il porte la main à son cou, au ralenti, vacille comme un putain de poivrot, puis tombe et roule dans le caniveau. Mon estomac se retourne. La nausée me prend à la gorge, me brûle les entrailles comme de l’alcool sur une plaie à vif.
L’instant d’après, je respire à pleins poumons.
Je suis en pleine forme, vivante.
Tremblante mais vivante.
Je traverse la place devant la gare routière, évite les flaques. Un soiffard squelettique titube sous l’arrêt de bus. Je m’arrête, ramasse une bouteille de Heineken vide au pied du clodo.
Les deux autres n’ont pas bougé, espérant l’accalmie. Je pense à ce qu’ils ont fait, à ce qu’ils m’ont fait subir.
Ça y est, ça se sépare. Le maigrichon dit bye-bye au gros et part en cavalant sous des trombes d’eau. Je suis à dix mètres de ce résidu de fausse couche quand il s’arrête à la porte d’un immeuble. Je remonte ma capuche et cours m’abriter à ses côtés. Je tripote mes clés comme si je rentrais chez moi. La serrure bourdonne, il s’apprête à entrer dans le hall quand j’explose la Heineken juste derrière son oreille. Impression que son crâne éclate sous le choc. Il tombe en avant, parvient malgré tout à faire volte-face. Je plonge de toutes mes forces la moitié de la bouteille qu’il me reste dans l’œil droit de cette raclure. Hurlement écœurant dans sa gorge. Il s’écroule en arrière, son corps s’agite, un flot de sang coule comme un robinet ouvert par le cul de la bouteille.
Next.
Pelouse envahie de mauvaise herbe, de vieilles mobylettes et tout un bric-à-brac de jardinage. Une fois encore, je m’empare du premier outil qui me tombe sous la main. J’arrive juste à temps pour voir gras-double monter les marches devant la porte d’entrée d’un pavillon.
— Hé mec !
Il se retourne, vient vers moi. C’est le plus bourré des trois. Le pire de la bande.
Petit ricanement aviné :
— Mais c’est cette petite salope de Jennifer ! Qu’est-ce que tu viens faire là ?
Il titube en s’approchant, déboutonne son jean :
— Tu n’en as pas eu assez tout à l’heure ? T’en redemandes ?
Je lève le bras, imagine déjà les dents du râteau planté dans son crâne avant de porter le coup fatal. Le bruit sordide que fait le choc contre sa tempe, la façon dont il s’écroule me convainc que lui aussi n’est pas près de se révéler. Quelques gémissements. Ça pisse le sang.
Je le contourne, sors de ma transe.
Je marche sous la pluie.
Je prends conscience des derniers événements, pense à ce que ces raclures m’ont fait subir.
La vie est semée d’atrocités que nous ne parvenons pas toujours à éviter.
Je sais que le traumatisme restera en moi.
Que le reste de ma vie ne sera plus comme avant.
Que je me sentirais dans un état de danger permanent.
Que ma confiance envers les hommes est détruite.
Même si je sais que ce ne sont pas les hommes qui sont mauvais.


Que ce sont les choses que certains font qui sont impardonnables.