mardi 31 janvier 2017

Sang froid - La position des tireurs couchés - Nils Barrellon

La Position des tireurs couchés

Nils Barrellon

Editions Fleur Sauvage




Ma lecture


Zlatan Gubic, que ses collègues surnoment Ibra, est THP, tireur de haute précision. Il a la maîtrise de son mental, la maîtrise de son corps. Le sang froid indispensable à ce métier de haute volé.
Tout ça il l'a apprit lors du conflit qui a déchiré son pays, la Bosnie-Herzégovine. De sniper il est devenu THP.


"Il a peur de la douleur mais il n'a pas peur de la mort.
Cette vieille copine qui s'est tenue à ses cotés si longtemps. Une main froide posée sur son épaule. Zlatan a eu le temps de l'apprivoiser et il n'en a plus peur. A-t-on peur de ce qu'on connait ?"



Lorsqu'un meurtre, puis une avalanche de morts sur sa route, le font basculer dans l'enfer.


Avec adresse, l'auteur va nous emmener sur une piste, plus que probable, la vengeance. Jusqu'aux derniers chapitres, où le retournement de situation va nous laisser pantois. 

Un texte précis, documenté (sur la profession de THP, la guerre de Bosnie-Herzégovine), mâtiné de petites touches d'humour disséminées ça et là.

 " - Comment t'as su?
    - Le reflet.
    - Le reflet ? Quel reflet ?
    - Celui sur le bureau.
  - Pour voir les corps ? J'te parle pas de ça ! Comment t'as su qu'il essayait de se faire la malle au milieu des otages ? Qu'il avait refilé un flingue déchargé au grand ?
     - Je l'ai lu.
     - Tu l'as lu ? Tu déconnes ! Où ?
     - Sur son visage.
    Breck le regarde.
     - Et quand tu me regardes ? Tu vois quoi ?
     - Monsieur Propre. "


Ma première incursion dans l'univers de Nils Barrellon est une réussite. J'ai beaucoup aimé cette lecture.
Une mention spéciale aux éditions Fleur Sauvage, qui font un travail remarquable quant à leur couvertures, qui me titillent l’œil a chaque fois.


4ème de couverture


S'appeler Zlatan, attendre et viser juste
Tirer pour tuer
Rentrer chez soi
Mais surtout...
Faire gaffe sur la route !

Avec son écriture privilégiant l'efficacité, "La position des tireurs couchés" rend hommage à Jean-Patrick Manchette tout en nous offrant un thriller documenté, au rythme soutenu et au suspens haletant.


Défi lecture 2017, catégorie 1 : un livre de votre maison d'édition favorite.





vendredi 27 janvier 2017

Nouvelle N° 21 - Le parloir - Trophée Anonym'us 2017


Créé par

 Anne Denost et Eric Maravelias






21ème semaine, 21ème nouvelle, dans 5 semaines le dénouement.







Le Parloir

Axel n’écoute pas.

On lui a bien appris pourtant, à ne pas mettre ses coudes sur la table mais ce sont ses bras tout entiers qu’il y pose et sa tête avec. Un œil est fermé par sa joue écrasée, l’autre suit les motifs du papier peint : des oursons coupés en plein milieu par les huisseries dont on a retiré les portes. Axel regarde au-delà des ouvertures béantes, dans ce couloir où les gens avancent sans s’arrêter. Ceux qui le regardent ne le voient même pas et dans quelques secondes ils l’auront probablement déjà oublié.

Axel se tortille sur sa chaise, son ventre le tiraille déjà mais cela n’a rien à voir avec la faim.

Maman ne tardera plus.

Axel se rend au parloir tous les mercredis.

Même s’il connait le chemin par cœur, Michel lui tient inévitablement la main pour le guider jusqu’à la petite pièce aux oursons bleus. Le même homme, qui chaque semaine lui demande son nom. Axel porte celui de son père, VANDAELE, et Michel l’écorche invariablement, comme s’il le faisait exprès.

Le père d’Axel est parti de la maison depuis presque deux ans. Il y a eu cette millième dispute dans le salon, et puis il est entré dans sa chambre et a embrassé son fils sur le front. L’enfant n’a pas grimacé en sentant la barbe dure piquer sa peau, il n’a rien dit et a continué à faire semblant de dormir. Quand la porte a claqué, seulement, il a fondu en larmes.

C’est de la faute de son petit frère, tout ça. Tout ce qui est arrivé, c’était à cause de Barnabé.

Une créature chétive flanquée d’un prénom ridicule, qui avait à peine soupiré en venant au monde ; un garçon maigre et jaune qui semblait laper l’air à grandes goulées dès qu’on l’abandonnait à l’intérieur de son couffin.

Axel avait dès lors considéré son frère comme un fardeau fragile, un boulet de verre encombrant qu’il devrait traîner avec soin jusqu’à ce que la chose soit capable enfin de se débrouiller seule. Il n’avait rapidement plus pu supporter le souffle rauque et embarrassant qui émanait de Barnabé. Cet écho caverneux qui s’extirpait avec peine de ses bronches pleines de poix.

Étrangement, la vieille chatte grise de la maison s’était immédiatement prise d’affection pour le bébé. Dès la première seconde, elle l’avait couvé des yeux et avait roucoulé près du berceau sans relâche. Elle avait léché son front humide, s’était roulée en boule près de lui et n’avait jamais cessé de ronronner au rythme des marées asthmatiques du bébé.

Lorsque Maman fermait la chambre afin de laisser dormir Barnabé, l’animal griffait le bois avec force, ne laissant jamais l’enfant trouver le sommeil. Il se mettait à geindre rapidement et les pleurs incommodaient la chatte qui ne supportait pas qu’on le laisse couiner de la sorte. Elle miaulait, hurlait comme lui, attendait que la porte s’ouvre pour courir le réconforter, l’embrasser, le goûter. Elle ne le quittait jamais, il était chaud, il ronflait comme elle.

Axel observait le cirque depuis sa chambre, cette attention vouée à une petite créature qui n’en valait pas la peine. Quand Axel pleurait on lui tendait juste un mouchoir, lorsqu’il demandait des baisers, on le repoussait. Il était grand maintenant, il n’avait plus besoin de tout cela, pourquoi est-ce qu’il les embêtait ?

Et puis un soir, comme un sort idiot, la voix du père avait fait taire la toux dégoûtante du petit frère. Il avait simplement conté une histoire, pour s’occuper peut-être ou bien juste pour couvrir les hoquets monstrueux... et voilà que le second fils s’était endormi immédiatement, sans le moindre ronflement. Le père, ravi, s’était mis à réciter tous les livres de la maison, jusqu’aux notices des appareils ménagers hors d’usage. Et ne trouvant bientôt plus de pages à tourner, il avait commencé à inventer : de nouvelles histoires, de nouvelles sonorités, des musiques jamais entendues, jamais lues. Barnabé s’était nourri jusqu’à l’os de cette voix grave, le père avait raclé ces cordes vocales jusqu’à les rendre plus vibrantes encore, plus tonitruantes. Des nuits durant, l’homme avait laissé courir son imagination et ses mots, déblatérant idioties et chuchotant histoires graves. Il avait parlé et parlé encore, créé princes et pirates, monstres et joyaux, maîtresses et amants, jusqu’à épuisement.
Axel lui, n’avait plus rien obtenu. Juste le droit d’écouter les miettes, depuis son lit. Alors il plissait ses yeux de toutes ses forces pour en avoir autant que possible. Il saisissait des phrases, ou parfois juste le son sourd et monocorde de la voix de son père. Il s’endormait de fatigue, lorsque sa concentration n’en voulait plus.

Et, quand même Barnabé avait cessé d’écouter, le père avait continué. Pour le souffle calme de l’enfant, pour les roulements félins sous sa main, pour ses propres oreilles qui en redemandaient.

La chatte, l’homme et le bébé demeuraient là jusqu’à ce que la nuit soit bien noire et que les oiseaux cessent de chanter derrière les fenêtres. Le père parlait sans s’arrêter, parfois jusqu’à ce que la lumière reparaisse, produisait le même bruit que le vent durant les nuits de tempête, ces vagues rassurantes qui berçaient la chambre. Sa voix réchauffait, ses mains caressaient. Barnabé respirait calmement ; la chatte l’entendait, l’écoutait, et s’endormait alors contre le couffin, lourde comme la pierre.

Sous les yeux d’Axel qui s’accroupissait parfois derrière la porte, le père aussi flanchait, assis sur une chaise grinçante, sa tête basculait en avant, trop lourde, pleine de vide. Il ronronnait lui aussi, se joignant aux deux autres dans un chant étrange de souffles mélangés. Alors les corps bougeaient, secoués de spasmes assoupis. Ils rêvaient en chœur, cauchemardaient de temps en temps pour s’éveiller du même sursaut. Et le cycle recommençait, la voix, les grognements de part et d’autre de la chambre, le calme. Ainsi de suite. Des nuits entières et parfois des journées. Axel sentait la tristesse prendre toute la place dans son estomac. Mais il ne savait pas la hurler. Il avait supplié qu’on s’occupe de lui, mais nul n’avait réagi.

Maman avait laissé faire, elle n’avait jamais pris le temps de s’attendrir sur l’un ou l’autre des enfants. Elle s’affairait aux autres tâches de la maison. Les lessives, les repas, les courses, le ménage. Elle quittait souvent le foyer dans ses vêtements de la veille pour aller acheter du pain, fumer ou prendre l’air, elle prenait souvent son temps. Elle aimait être seule.

Ce matin-là, lorsqu’elle était rentrée du marché, elle avait claqué la porte pour réveiller les fantômes, mais rien n’avait bougé. Axel ne s’était pas fait entendre, alors qu’il était toujours le premier debout.

Arrivée dans la cuisine, une bouteille en verre s’était échappée de l’un des sacs et s’était brisée, du lait s’était répandu sous le réfrigérateur. Par terre, il y avait des boites de conserve et quelques fruits amochés. Des tomates, surtout. Des tomates éclatées, et des pépins qu’il faudrait ramasser un à un.

Maman avait soudain perçu quelque chose. Elle n’aurait pas su l’expliquer, mais le silence était plus fort que jamais. Elle avait fermé les yeux et soupiré. Elle n’avait pas pressé le pas. Elle n’avait même pas jeté un œil dans la chambre d’Axel et s’était dirigée droit vers la chambre du bébé. La porte n’était pas verrouillée, et pourtant, elle avait eu bien du mal à l’ouvrir. Elle n’osait pas. Tétanisée. Derrière, elle avait entendu des chuchotements. Le père ne chuchotait jamais, le père parlait fort, il racontait, il débitait. Il ne murmurait pas.

Elle avait poussé la porte, d’abord regardé son mari endormi sur la chaise les mains jointes sur son ventre. Puis elle avait vu Axel bondir loin du couffin et avait lu dans ses yeux. 

Du berceau, elle avait perçu le souffle léger qui s’échappait à intervalles réguliers. Alors, elle s’était demandé pourquoi Axel semblait si inquiet.

Maman avait donc regardé. Le couffin n’avait pas bougé, peut-être oscillé un peu. À l’intérieur, elle avait distingué le crâne et la chevelure éparse et blonde de Barnabé. Puis elle avait vu ce qui n’était pas Barnabé. Les oreilles d’abord, douces et arrondies, puis les pattes aux griffes dissimulées, appuyées contre les parois moelleuses. Elle avait regardé la toison grise et le ventre blanc se gonfler et se vider, affalé sur le visage du bébé.


Elle avait eu envie de vomir d’abord.
De courir aussi, mais elle n’avait pas eu la moindre idée d’où elle aurait pu s’enfuir.

Mais elle était restée là, hébétée, devant cette chatte qui ronronnait sur le bébé, sur Barnabé qui ne respirait plus. Cet enfant chétif et jaunâtre qui avait suffoqué parce qu’on avait pris soin de lui.
Maman avait contemplé le berceau sans jamais chasser le félin. Elle avait imaginé des tas d’issues et laissé filer secondes et minutes. Elle avait attendu que le bébé pâle bouge et pleure, mais il était resté inerte sous la fourrure chaude. Le père avait ouvert les yeux et s’était mis à hurler d’un coup, un long cri sourd et sans fin. On eut dit un animal. Maman avait sursauté. C’est à ce moment qu’elle s’était ruée pour composer le numéro des urgences. Comme si cela en valait encore la peine.


Axel s’était glissé dans le lit de ses parents cette nuit-là, il avait essayé de s’enrouler dans les bras de sa mère, mais elle n’avait pas réagi. Elle l’avait regardé comme un étranger. Pire qu’avant.

Après le départ des ambulances et de la Police, Maman avait tué la vieille chatte grise. Il faisait déjà jour, et le félin ronronnait encore. Elle l’avait saisie délicatement par la peau du cou, l’avait serrée, juste assez pour la soulever sans la faire miauler. Puis elle l’avait fourrée dans un sac de riz vide. La chatte n’avait pas émis le moindre son, couchée au fond du sac, manquant probablement déjà d’air et de place. Axel avait regardé sa mère sortir et s’avancer d’un pas tranquille dans l’allée brumeuse. Elle avait enjambé le parapet puis avait continué jusqu’au fond de la cour, devant le mur qui séparait les deux jardins voisins. Le couple qui habitait derrière était plutôt aimable et discret. Ils n’auraient pas dérangé une fourmi sur un brin d’herbe s’il avait fallu tondre la pelouse. Ils disaient bonjour et au revoir avec le même sourire bonhomme. Et c’est avec ce même sourire qu’ils présenteraient sans nul doute leurs condoléances. Quel terrible événement, nous vous avons préparé une tourte au fromage.

Maman avait levé le sac au-dessus de sa tête. La chatte n’avait pas bougé, elle s’était laissée faire. Elle avait confiance en cette femme qui ne pouvait pas lui faire de mal, elle ne lui en avait jamais fait.
Le sac n’avait tournoyé qu’une seconde, et s’était écrasé contre le mur. Une fois, puis deux, puis dix, et à aucun moment on n’avait entendu le moindre miaulement. La chatte s’était laissée tuer docilement, sans protester.
Maman avait jeté le sac dans le bac à ordures, puis elle était rentrée. Elle s’était lavé les mains avec force, les avait essuyées dans un torchon propre qu’elle avait jeté immédiatement à la poubelle. Puis elle avait allumé la télévision et s’était assise sur le canapé, épuisée. Axel n’avait rien dit. Son cœur avait battu la chamade tout le temps, mais il s’était tu. Aucun mot n’avait bien sonné à l’intérieur de son crâne, aucun n’aurait changé quoi que ce fût.

Il n’avait rien dit.
Mais elle savait tout.

Elle l’avait surpris près du berceau, sa main pas bien large encore posée sur les ronronnements de la vieille chatte, qui caressait pour féliciter. Maman avait vu Axel tuer son frère, et ce bruit presque imperceptible qui s’était échappé de la chambre, elle l’aurait reconnu entre mille, c’est Axel qu’elle avait entendu ricaner.
Mais elle n’avait rien dit. Elle n’avait pas crié, ne l’avait pas puni, ne l’avait pas rassuré non plus. Elle ne lui avait simplement plus adressé le moindre mot.

À l’enterrement de Barnabé, elle s’était tenue loin d’Axel, elle avait toujours gardé deux ou trois personnes entre eux pour ne pas croiser son regard. Axel l’avait cherchée pourtant, il avait tenté de saisir sa main mais elle s’était mollement dérobée et avait disparu dans les bras d’autres gens éplorés qui l’avaient cajolée des heures durant.

Papa était parti quelques semaines après cela. Les parents n’arrêtaient pas de crier l’un contre l’autre, de toute façon. Des reproches ridicules, un plat trop cuit, de l’eau trop froide, de la poussière sous les lits : les disputes faisaient ventre de tout. Le père a quitté la maison en déposant ce seul baiser sur le front d’Axel, sans adieu. Et le silence avait de nouveau envahi la maison, pesant à faire courber le dos de Maman et de son fils.

Elle criait de temps en temps pour que le bruit remplisse les murs, elle ouvrait les fenêtres aussi, mais rien n’y faisait, le silence était toujours là. Parfois la nuit, Axel sentait son ombre, il devinait les mains tremblantes au-dessus de sa tête et de son cou, mais elle ne le touchait jamais.

Au bout d’un mois, elle avait pris le téléphone et composé un numéro à deux chiffres. Elle avait parlé longuement et Axel n’avait pas tout entendu. Simplement que c’était elle, qu’elle avait tué Barnabé, qu’il fallait l’emmener loin de là, sinon elle recommencerait. La Police était arrivée tranquillement, deux agents au crâne rasé qui avaient menotté sa mère et dit à Axel de rester dans sa chambre et d’être un bon garçon. Il était resté. Il avait regardé. Sa mère ne s’était pas défendue et ne l’avait pas embrassé avant de quitter la maison. C’étaient les services sociaux qui étaient venus le chercher. Une grosse femme qui lui avait tendu une sucette. Mais Axel se fichait des friandises, il voulait sa Maman. Juste sa Maman.

Axel vient voir Maman toutes les semaines. Et quand elle entre enfin dans la petite pièce aux oursons bleus et s’assoit face à lui, il se met à sourire. Elle ne dit rien, ne le touche pas. Elle évite de le regarder car tout en lui la révulse. Mais elle est là, il l’a tout entière pour lui, une heure par semaine le mercredi.



samedi 21 janvier 2017

Portraits de campagne - Rural noir - Benoît Minville


Rural noir
Benoît Minville

Editions Gallimard
Collection Série noire




Ma lecture


Romain, Vlad, Chris et Julie font couler l'été au coeur de la Nièvre, ils ont 12-14 ans et ils forment le gang. Entre baignades dans la rivière et virées dans la campagne, ils vivent leur présent au rythme d'AC/DC.

"- On fait quoi demain, les mecs ? demande Julie.
- Vélo, baignade, pêche, on s'en fout, on fait ce qu'on veut, l'été est à nous, scande Vlad.
Tout ce qu'il fait déjà quand il ne va pas en cours. En plus de jouer les caïds contre d'autres bandes.
- Profiter ! reprend-il. Si Rom veut mettre sa langue dans la grosse bouche de ma cousine, qu'il se fasse plaisir. Si on veut faire des siestes jusqu'au soir adossés à des bottes de paille, on le fera. Je vous le dis, le gang : on est libres.

Je grimace. Julie éclate de rire. Chris est ailleurs.

Il a raison : c'est maintenant qu'on va vivre. Ensemble."

Quand un événement dramatique foudroie leur quotidien tout devient plus flou.
Entre passé et présent Benoît Minville nous accompagne dans les parcours de ces 4 amis, à la vie à la mort. Les souvenirs viennent étayer les faits du présent, ou comment ce qui advient se dessina durant l'adolescence. 
Avec du recul, l'auteur nous parle de l'ennui et de la vacuité d'une adolescence passée à la campagne. Dans le présent, nous sommes confrontés à la désertion des zones rurales, à l'oubli de nos campagnes par les autorités. Un roman sociétal, où l'humain prime sur l'intrigue, parce que avant tout dans ces lignes sont mis en avant les liens du coeur.





4ème de couverture


Ados, Romain, Vlad, Julie et Christophe étaient inséparables, ils foulaient leur cambrousse dans l'insouciance.

Tout a changé cet été-là. Un drame, la fin de l'innocence.

Après dix ans d'absence, Romain revient dans sa Nièvre désertée, chamboulée par la crise, et découvre les différents chemins empruntés par ses amis.
Oscillant entre souvenirs de jeunesse tendres ou douloureux et plongée nerveuse dans une réalité sombre, Rural noir est la peinture d'une certaine campagne française. Un roman noir à la fois cruel et violent, mais aussi tendre et lumineux ; évoquant la culpabilité, l'amitié et la famille.
Dans la tradition du country noir américain, territoirs ruraux et laissés-pour-compte côtoient ceux dont on parle peu au milieu d'une nature «préservée» – ou en friche.



Défi lecture 2017, catégorie 69: un livre lu pour un autre défi.




vendredi 20 janvier 2017

Nouvelle N° 20 - A usage unique - Trophée Anonym'us 2017


Créé par

 Anne Denost et Eric Maravelias



Nouvelle N° 20


A usage unique




Sandra B. est une putain.

Elle préfère putain à pute, allez savoir pourquoi. Mais elle peut bien choisir ses mots, au fond, ça ne change rien.

Vous la reconnaissez ? On la croise dans la rue, adossée aux voitures, jambe soulevée, cuisse offerte. Fataliste, elle ne guette même plus votre regard derrière le pare-brise. Et malgré son eau de toilette de supermarché, elle a toujours l’impression de puer. Votre gazole, à vous qui ne vous êtes pas arrêté. Ton sperme, à toi qui es déjà reparti.

Claudia F. est la femme de votre vie.

C’est vous qui le dites. En tout cas, vous le pensiez le jour où vous l’avez épousée. Vous l’avez rencontrée à l’aube de vos quarante ans. Vous étiez très épris l’un de l’autre. L’un dans l’autre aussi, pour être honnête. Désir toujours de mise : Claudia F. n’en finissait pas d’avoir envie de vous.

Elle se décrivait comme une femme passionnée, avait fait un nombre considérable d’expériences, des voyages exotiques et une carrière honorable. Belle femme, elle n’avait que le défaut de ses qualités : tout devait se conformer à ses projets. Y compris vous-même, son nouvel époux. Et à l’époque, souvenez-vous, vous n’y voyiez aucun mal, n’éleviez pas d’objections.

Peut-être Sandra B. a-t-elle eu la chance de vous rencontrer alors qu’elle n’avait pas quinze ans ? Elle avait trouvé ce boulot, pour se faire de l’argent de poche après le collège. De toute façon, elle n’aimait pas les cours, arrêterait l’année d’après. Autant se faire du blé, préparer son indépendance. Elle était serveuse dans un bistrot du XXème. Confectionnait des sandwichs derrière le bar. Servait des bières. Vous lui avez tendu un billet. C’était la première fois qu’elle en voyait de cette couleur et vous lui avez demandé si elle était vierge. Justement, c’était son signe astrologique. La vierge vous a suivi dans l’escalier. Pour préparer son avenir en toute indépendance.

L’objectif de Claudia F. est de faire un ou deux enfants avant qu’il ne soit trop tard. Vous ne vous êtes pas attardé sur la relativité du temps ni sur votre désir de paternité plutôt défaillant. Vous avez vite compris que le projet de Claudia F. allait devenir votre projet à vous aussi.

L’avenir de Sandra B. lui a vite coulé dans les veines. La putain est devenue héroïne. Et l’héroïne a façonné la vierge à sa façon. Souvent, lorsque vous êtes entre ses cuisses, vous n’êtes pas convaincu qu’elle en soit consciente. Pour cette raison sans doute, avez-vous usé d’autres pratiques… afin qu’elle vous sente au plus profond de sa chair. Le visage de la putain est fracassé, la vierge maculée.

Lorsqu’elle s’est rendue au commissariat — pour une plainte, pas une reddition — ; ils ne l’ont pas écoutée. Ce sont les risques du métier, lui a-t-on répondu.

Claudia F. était la femme de votre vie ! C’est vous-même qui l’affirmiez, avant qu’elle n’accroche ce calendrier dans la salle de bains, à côté du miroir. En vous brossant les dents, vous ne pouvez plus éviter ce long face à face avec cette litanie de journées et ces rangées de mois. Et les cercles rouges dont votre femme a marqué certaines dates.

Pendant ce temps, sur l’écran de votre ordinateur, Sandra B. clignote nonchalamment. Au début, ce n’était que quelques photos, et puis des films. Maintenant elle se webcam seule, pendant qu’elle se came. Studio porno haute techno, télé réalité extrême. La vérité est ailleurs, mais elle reste une putain.

Allons, rappelez-vous, Claudia F. n’en finissait pas d’avoir envie de vous… surtout pendant les jours marqués de rouge. Le reste du calendrier, l’envie restait sagement à l’intérieur, comme pendant les jours de pluie ; on évitait de se mouiller.

Les jours qui n’étaient pas entourés étaient devenus transparents, Claudia F. surgelait votre désir d’un simple regard. Elle lisait un peu, le soir, puis se tournait, éteignait la lumière. Et votre désir était prié de baisser d’intensité, ceci afin de laisser votre femme s’endormir en paix. Votre désir, à l’ère du micro-ondes, on saurait bien le réchauffer plus tard ; Claudia F. ne nourrissait aucune inquiétude à ce sujet. Désormais vous ne pouviez qu’attendre que le rouge revienne, soleil crépusculaire qui réchauffe les corps.

Hélas, ce que Claudia F. ne vous avait pas encore laissé entrevoir, c’était l’existence des jours en noir.

Malheureux, reprenez courage ! Claudia F. est la femme de votre vie. Même les jours en noir, quand elle s’effondre dans vos bras, se liquéfie à gros bouillons en vous annonçant qu’une fois encore, l’espoir d’enfant s’est éparpillé dans la cuvette des toilettes, enfui dans les canalisations, après qu’elle ait tiré la chasse. Les jours noirs sont jours de deuil pendant lesquels Claudia F. porte ses beaux yeux rouges de chagrin sur votre désir : non vraiment, là, ce n’est pas le moment. Et vous rentrez vous-même votre désir inopportun tout au fond de vous, bien sagement à l’intérieur. En attendant qu’elle finisse par rallumer le micro-ondes, ce qui ne prendra tout au plus que deux petites semaines.

Deux petites semaines. Facile à dire quand il s’agit des premiers cycles. Mais l’engrenage se répète inlassablement (c’est justement le principe d’un cycle). Au fil du temps, ces semaines deviennent insupportables. Vous êtes désespéré. Heureusement, la solution existe, à portée de fric. Avant que vous ne remettiez en question le concept selon lequel Claudia F. serait la femme de votre vie, vous vous tournez d’urgence vers Sandra B, unique chance de sauver votre mariage. L’idée n’est pas mauvaise. Inespérée pourriez-vous dire, d’autant plus qu’elle est économique. En faisant vos comptes, vous devez vous rendre à l’évidence : Sandra B. coûte moins cher qu’un divorce.

Étonnamment, il reste encore une chose capable d’intéresser Sandra B.. De la retourner, de l’émouvoir. Quand vous ralentissez devant le pas de sa porte, que vos yeux se posent sur le décolleté qui dégueule ses seins, Sandra B., intriguée, s’interroge.

Seriez-vous celui qui la fera jouir ? Car, Sandra B. est partie à la chasse à l’orgasme. Sans fusil ; elle ne veut pas lui faire de mal, préférerait le capturer vivant. Et sans filet (les bas résille ne comptent pas) : un orgasme, après tout, ce n’est pas un papillon. Enfin, c’est ce qu’elle croit. Dans ce domaine, Sandra B. n’est sûre de rien. Mais elle est prête à tout.

Lorsqu’il vous reste un peu de temps après l’éjaculation, Sandra B. vous écoute vous répandre. Bien sûr, vous commencez en rappelant à quel point Claudia F. est décidément la femme de votre vie. Pendant que la putain se rhabille lentement et agrafe avec précision ses dessous bon marché, vous hochez la tête pensivement. Alors vous racontez aussi les cercles sur le calendrier. Sandra B. tourne la tête. Elle se souvient de chacun de ses avortements. Des accidents vite aspirés de son utérus comme si de rien n’était, mais qui lui laissaient à chaque fois des cicatrices dans la tête, des boursouflures à l’âme. Elle se lève, va fouiller au fond de la poubelle pour vérifier l’état du préservatif. Pas d’accident cette fois-ci, non. À l’hôpital aussi, on lui avait dit : « Ce sont les risques du métier ».

Claudia F. est malheureuse et ne vous rend plus heureux. Vous ne lui en voulez pas, non vraiment, vous comprenez. Mais peu à peu, les chaleurs intenses des jours en rouge s’amenuisent et ne parviennent plus à faire fondre les dunes glaciales de vos draps de coton. Le micro-ondes ne suffit plus. Les mois ont passé, l’espoir d’enfant vacille et la belle Claudia F. se résigne à n’avoir pas su maîtriser l’assaut de vos spermatozoïdes sur ses ovules. La frustration et l’échec la rongent. Elle vous accuse d’être stérile, bon à rien et finit par vous détester.

Sandra B. ne vous aime pas, mais ne vous déteste pas non plus. Après l’exercice sexuel, vous monologuez encore. Son corps vous est devenu familier, vous lui trouvez même des ressemblances étranges avec celle qui fut un jour la femme de votre vie. Et comme, malgré tout, vous n’êtes qu’un homme, vous finissez par confondre l’intimité des corps avec l’intimité tout court : vous vous imaginez qu’elle vous aime un peu mieux que les autres, sans vous attarder sur l’idée qu’il y en a peut-être d’autres, des bavards, qui reviennent chaque semaine. Vous préférez penser qu’ils ne sont que des clients d’un soir.

Sandra B. ne vous a pourtant rien demandé, c’est vous-même qui avez pensé un jour à lui offrir ce cadeau soigneusement emballé. Un petit trois-fois-rien qui s’est transformé en bijoux, parfums de luxe et escapades romantiques. Vous plissiez les yeux et dans le flou de votre rétine, le rire de Sandra B., son haussement d’épaules et la façon qu’elle avait d’attacher ses cheveux blonds vous rappelaient Claudia F. en d’autres temps. Au fond, vous n’avez jamais cessé d’en être amoureux et cette histoire n’est en réalité que l’aveu de cet amour frustré. Claudia F. ou Sandra B., aujourd’hui il y a deux femmes de votre vie.




            C’est arrivé un soir, alors que vous sortiez d’un restaurant au décor feutré et à la gastronomie raffinée. Sandra B. vous accompagnait et vous lui avez proposé de prolonger la soirée par une balade au bord du canal. L’idée paraissait sans risque a priori ; vous vous trouviez très loin de votre gentil pavillon de banlieue. Vous aviez juste oublié le dîner mensuel « entre copines » de Claudia F., qui l’avait menée ce soir-là dans une brasserie parisienne, juste à l’angle du canal où vous aviez décidé de vous promener. Votre femme rentrait seule, se hâtait vers sa voiture en fouillant dans son sac à la recherche de ses clés. Elle aurait pu passer sans même vous apercevoir. Mais finalement non. Claudia F. a stoppé net et soudain, ses yeux d’ambre ont plongé dans le regard vide de Sandra B.. À ce moment-là, vous avez vivement ressenti votre totale transparence, et très vite, vous avez vraiment souhaité demeurer transparent. Mais la scène que vous appréhendiez dans vos pires cauchemars se déroula tout à fait autrement. Claudia F. avait analysé la situation plus vite que vous ne l’auriez imaginé. Avant que vous n’ayez bredouillé vos premières tentatives de mensonges, elle tendait déjà la main, la posait sur le ventre de Sandra B.et le visage de la putain affichait un sourire étrange que vous ne lui connaissiez pas. À la réflexion, vous ne l’aviez jamais vue sourire d’ailleurs, de quelque façon que ce soit. Mais ce soir-là, ses lèvres découvraient des crocs de louve affamée.
            Vous n’avez pas eu votre mot à dire. La transparence avait éteint votre voix avant qu’elle vous sorte du gosier. Claudia F. a pris Sandra B. par le bras et l’a guidée vers sa voiture. Vous avez dû abandonner votre propre véhicule, stationné plus loin, pour embarquer avec elles dans la berline de votre épouse. Sur la route comme depuis la rencontre, aucune parole, juste des regards qui détaillaient l’autre dans la lumière fugace des réverbères, et une tension grandissante qui aiguisait vos nerfs. Vous connaissiez le trajet : Claudia F. rentrait à la maison.

            À peine arrivée, votre femme se débarrasse de son manteau et de son sac en les laissant par terre, en plein milieu du couloir. Sandra B. l’imite et vous renoncez à ramasser leurs affaires, pour les suivre dans le salon où Claudia se sert un verre de whisky qu’elle avale d’un trait avant de le remplir à nouveau pour l’offrir à Sandra. La putain accepte, vide le verre en renversant la tête en arrière et envoie valser ses escarpins à l’autre bout de la pièce. Claudia ne la quitte pas des yeux. Elle lui attrape la main et l’entraîne à l’étage, vers votre chambre. Seul au milieu du salon, vous hésitez — pas longtemps — avant de les rejoindre. La tension a fini par exploser en excitation brutale. Cette soirée surpasse de loin vos fantasmes et vous commencez à vous déshabiller en gravissant les marches, avant de retrouver les deux femmes de votre vie à demi nues sur votre lit. Vous vous joignez à elles, enfin vous essayez. Mais vous n’étiez pas réellement invité et elles vous laissent là, sur le bord du lit, le sexe dressé. Ce n’est pas votre sexe qu’elles veulent. Ce sont leurs seins, leurs cuisses, leurs fesses, la fente humide et chaude de leur chatte. Elles se lèchent, se mordent, se frottent et s’agrippent pendant que vous vous masturbez clandestinement sur le côté. C’est sûrement ainsi que Claudia veut vous punir. Ou bien Sandra. Vous ne savez plus. Vous sentez juste votre frustration grandissante et l’étau qui étreint votre gorge jusqu’à vous suffoquer. Vous aviez deux femmes dans votre vie, du moins le croyiez-vous avant d’être écrasé sous leur indifférence. Mais vous ne vous laisserez pas faire. Vous laissez la colère enfler, jusqu’à l’orgasme de votre femme. Cet orgasme qui est à vous, qui vous appartient, et qu’elle offre sous vos yeux à la première venue. Alors, vous scrutez le visage de Sandra B., la putain qui n’avait jamais joui. Là, devant vous, elle boit littéralement le plaisir de Claudia, ses gémissements, ses spasmes et la fièvre de ses yeux. Sandra B., tous crocs dehors, n’en finit pas de contempler la jouissance féminine. Elle est excitée comme jamais vous n’avez réussi à l’exciter. Vous vous sentez rejeté, humilié, inconsistant, et votre fureur se libère, explose dans votre gorge en hurlement. À votre tour, vous voulez les punir. Vous cognez sur Sandra, un coup de poing sur la tempe, un deuxième dans les côtes, vous frappez à ne plus pouvoir respirer.

            C’est Claudia F. qui vous a interrompu, mais vous n’en avez pas eu conscience. Elle vous a assommé avec la lampe de chevet en albâtre. Lorsque vous vous réveillez, ligoté et bâillonné, vous vous étonnez d’avoir pu bander pendant votre inconscience. Mais le fait est que vous bandez bel et bien, et Sandra vous chevauche sous le regard de Claudia, à genoux à vos côtés, qui se caresse d’une main pendant que l’autre presse le sein de la putain. Vous bandez même comme jamais car vous êtes exactement là ou vous rêviez d’être, pourtant… non, pas comme ça, attaché comme un porc. Mais vous ne pouvez pas empêcher votre queue de se raidir et vous sentez monter à l’intérieur le flot de sperme. Alors seulement, vous percevez le murmure de Claudia qui répète inlassablement « Donne-nous ton sperme, donne-le-nous… » Sa main a lâché le sein de Sandra et est descendue le long de son ventre, entre ses cuisses, tout contre votre pubis et il vous semble sentir le contact de ses doigts sur votre verge qui va et vient à l’intérieur de Sandra. Vous voulez vous retenir, mais la putain se cambre en fermant les yeux, les crocs affleurants entre ses lèvres. Votre sperme jaillit et vous êtes secoué de sanglots violents. Claudia s’est redressée. C’est seulement à cet instant que vous avez aperçu le couteau de cuisine japonais posé sur l’oreiller. Une seconde, un éclair, pas plus, avant qu’elle s’en saisisse et le plonge dans votre ventre. Le sang bouillonnant gicle sur le corps blanc de Sandra. Votre sang. Vous vous répandez sur elle et elle se renverse encore plus, tendue dans un gémissement de tout son être. Réjouissez-vous, vous êtes le premier homme à offrir un orgasme à la putain. Elle jouit, n’en finit plus de jouir, bien après que vous soyez mort à l’intérieur de son vagin. Alors, après un temps infini, elle se détache de votre corps inutile, se laisse tomber sur les draps imbibés, un sourire aux lèvres. « Ce sont les risques du métier », souffle-t-elle dans le creux de votre oreille, déjà déconnectée de toute activité cérébrale. Sandra s’étire, savoure son plaisir et s’abandonne aux mains de Claudia qui la caresse en étalant davantage encore votre sang sur sa peau blanche.

            Depuis, votre corps pourrit doucement au fond du canal. Non loin du restaurant où vous avez pris votre dernier repas. Claudia F. a si bien joué son rôle d’épouse abandonnée par un mari à qui elle ne parvenait pas à faire d’enfant, que votre entourage est unanime pour vous trouver indigne et misérable. Personne ne vous regrette vraiment. Sandra B. joue le rôle d’une cousine lointaine que Claudia F. héberge. Elles dorment ensemble dans votre lit. Dans leurs étreintes, elles chuchotent en se rappelant votre sang et votre sperme. Mais ça ne suffit pas. Sandra B. ne jouit plus.

            Alors un soir, elle revient avec un autre homme. Un autre vous, en quelque sorte. Vous arrivez de province, à la recherche d’un emploi, avez peu de famille et d’amis, on ne vous recherchera guère. Claudia vous jauge et approuve en silence, avant de vous mener jusqu’à la chambre. Vous n’en revenez pas de votre chance d’avoir croisé Sandra au comptoir du bar de la gare et ne vous attardez pas sur la présence du couteau japonais sur la table de nuit. Sandra vous murmure doucement à l’oreille que vous allez la faire jouir et déjà votre sexe se raidit, avant même qu’elle ne vous touche.

            Les mois passent et les hommes aussi. Orgasme après orgasme, le canal se remplit de vos corps vides et dans le ventre de la putain, un enfant grandit, abreuvé de votre sang et de votre sperme. Votre enfant évidemment. À vous tous.

 Mais maintenant que Sandra approche de son terme, elle ne ramène plus d’hommes à la maison, c’est Claudia qui a pris la relève. Elle prépare la chambre du bébé et le soir, sort à votre rencontre dans un bar. Elle est peut-être cette femme à qui on a volé son sac et qui vous demande de la raccompagner chez elle, ou celle qui applique soigneusement son rouge à lèvres en vous adressant un clin d’œil dans le miroir du café du coin. C’est si facile. Mère, épouse, putain. Elle est là, dans chacune d’entre nous. Et nous te traquerons sans relâche. Comme à cet instant où je me tiens contre toi. Je glisse ma main jusqu’à ton sexe et me penche pour le prendre dans ma bouche. Tu aimes ça, tu es heureux. Pour le moment.

Et ce soir, tu me feras jouir.

lundi 16 janvier 2017

Nouvelle N° 19 - Des escargots dans la bouillie - Trophée Anonym'us 2017


Créé par



 Anne Denost et Eric Maravelias







Des escargots dans la bouillie






– Tu crois qu’elle dort ?



– Ch’ai pas. T’as qu’à la pincer pour voir


– T’es pas fou ? Pour qu’elle m’en retourne une…


– Elle a l’air plus grande, vue comme ça.


– Oui, mais pas moins moche.


– Parle moins fort, elle pourrait nous entendre.


– Ça m’étonnerait, elle a une chenille dans l’oreille


– Regarde, elle a du givre sur les cils.


– Ça doit faire un moment qu’elle est là. 


– Elle en a aussi dans les cheveux, mais, bon sang, c’est pas ses cheveux ! T’avais déjà remarqué qu’elle portait une perruque ?



– Non, je croyais juste qu’elle avait un gros penchant pour la laque.


– T’as rien entendu ?


– Si, j’entends siffler l’Ave Maria


– C’est le curé qui se radine à vélo, viens, on se tire !



Quand il était petit, Gérald passait le plus clair de son temps à rêver. Sa santé fragile le dispensait de la plupart des activités physiques et il fuyait la compagnie des autres enfants, trop enclins à se moquer des anglaises que sa grand-mère, coiffeuse, entretenait avec amour.

Il avait échappé à Géraldine grâce à la vigilance de l’officier d’état civil, mais deux gros nœuds de satin bleu rassemblaient ses boucles au moment du coucher.

Personne c’est-à-dire aucun des deux membres de sa famille n’avait eu d’objection à sa commande de poupée pour Noël.

Le soir il dévorait les contes de fées. Les princesses étaient ses idoles, parfois, il se déguisait pour danser devant sa glace en écoutant Vivaldi sur son mange-disque.

Les choses commencèrent à se gâter lorsqu’il fut envoyé chez un cousin éloigné, après le décès de ses grands-parents. Malgré ses larmes, les boucles d’or succombèrent au fil du rasoir et les rubans de satin rejoignirent dans la poubelle les albums de contes et les disques de Vivaldi.


Pendant quelques années, il souffrit en silence. Son calvaire prit fin le jour où, découvert dans les bras de Dominique, camarade aux cheveux longs, mais à la barbe naissante, il dut entrer au séminaire. Puisqu’il n’aimait pas les filles, il deviendrait curé, finalement, ça arrangeait tout le monde.


Ce matin, la belle au bois dormant avait largement dépassé le jubilé, ses cheveux artificiels, encore impeccablement brushés et laqués formaient une faluche étrange sur le haut de son crâne dégarni. Gisèle gisait entre les ceps alignés. Un escargot, tranquille, arpentait sa face livide. Elle qui avait toujours rêvé d’avoir recours à la chirurgie. Il paraît que la bave de petit-gris fait des merveilles sur les ridules, même profondes.

Sans y penser, il saisit le bas de la jupe en tweed qui était remontée jusqu’à laisser deviner les bordures d’une gaine couleur chair surmontant une cuisse plutôt poilue. Il fit redescendre le tissu sur les élastiques des chaussettes en voile que Gisèle arborait en toute saison, elle détestait les collants.


Soudain, il réalisa les conséquences que son geste pourrait avoir, conjuguées au fait que, lors de l’autopsie, tout le monde allait savoir… à moins qu’elle ne soit morte parce que quelqu’un savait déjà.

Affolé, il lui attrapa les poignets pour essayer de la traîner un peu plus loin, mais s’aperçut rapidement que ses absences aux cours de gym avaient laissé des séquelles irréversibles. L’abondance de racines et la mollesse de la terre gorgée d’eau rendaient la tâche encore plus difficile. Il se dit qu’une brouette serait le moyen de transport le plus adéquat et le plus facile à trouver dans les environs immédiats.

Au moment où il se relevait, un peu étourdi et ruisselant de sueur, les cloches de l’église retentirent pour annoncer la messe du dimanche. Il réalisa que son absence pourrait paraître plus que suspecte et enfourcha sa bicyclette en priant la Vierge Marie qu’aucun mécréant ne découvre le corps avant son retour.


Il n’y avait plus personne à l’extérieur lorsqu’il longea le mur de l’édifice. Il put se glisser dans sa chasuble et rassembler ses esprits, juste avant de faire son entrée par la porte de la sacristie. Les deux enfants de chœur allumaient les cierges autour de l’autel en prenant tout leur temps et les grenouilles échangeaient au premier rang les potins de la semaine.

Pendant le Notre Père, il remarqua les traînées bleues sur les baskets blanches de l’un des enfants de chœur et le « délivre-nous du mal » passa aux oubliettes. Il froissa dans sa poche le mouchoir qui lui avait servi à nettoyer les siennes.


Dédé le vigneron avait l’habitude de réaliser ses mélanges pour la bouillie bordelaise au pied des ceps. Des traînées poudreuses d’oxyde de cuivre coloraient la terre à cet endroit. Lorsqu’il avait la bonne idée de le mélanger à de la résine pour qu’il résiste mieux aux intempéries, il devenait presque impossible de s’en détacher.

Il lui semblait bien que les regards de ses assistants, d’ordinaire très attentifs, se perdaient un peu dans les volutes d’encens ce matin. Son homélie fut brève et il prétexta une affaire urgente pour s’éclipser dès la fin de l’office.



Lorsqu’il voulut récupérer son vélo, celui-ci n’était plus contre le mur, mais à l’intérieur du coffre ouvert d’une Renault espace vert bouteille. Sa propriétaire, Solange Montgenoult Declerc, épouse du notaire, l’attendait au garde-à-vous, flanquée de ses enfants, adolescents rougeauds engoncés dans leurs duffle-coats bleu marine.

Le serre-tête en velours bien enfoncé derrière les oreilles, elle balaya d’un doigt, bagué de ses armoiries, une mèche blond cendré avant de lui exposer l’objet de sa visite. Tout en parlant, elle penchait la tête dans un léger mouvement de balancier qui faisait osciller les perles de belle maman sur la crête de son carré Hermès.


– Bonjour, monsieur le curé, je vous prie de pardonner mon audace, mais j’ai pris la liberté d’embarquer votre bicyclette, car vous déjeunez avec nous, bien sûr !

Nous devons discuter de la prochaine intégration de Charles dans votre équipe d’enfants de chœur, je pense que cette expérience pourrait lui mettre un peu de plomb dans la cervelle. Quant à Eugénie, cette petite dévergondée, j’aimerais que vous m’indiquiez un pensionnat de jeunes filles digne de ce nom, je trouve le sien un peu trop laxiste, maintenant, ils autorisent le port du jeans le vendredi, à quand les mini-jupes tant qu’on y est !


Charles jetait un regard suppliant à Gérald, tandis que sa sœur lui envoyait une œillade complice. Son visage rougissant jurait un peu avec le roux de ses cheveux nattés.


– Allons, ne vous faites pas prier, Bernadette nous a fait des paupiettes, je sais que vous adorez ça.


Dominant son envie de fuir à toutes jambes dans la direction opposée, le prêtre vint sagement s’asseoir à la place du mort. Solange posa doucement, mais fermement sa main sur son avant-bras pour lui conseiller d’attacher sa ceinture.


Bernadette était dans un mauvais jour, elle avait laissé brûler les paupiettes, à moins que son passage dans le bureau de monsieur ne se soit un peu trop prolongé.

Celui-ci prit sa défense et proposa d’entamer le pâté de biche préparé pour la communion de Charles ce qui contraria son épouse, mais elle n’en laissa rien paraître.


– Au fait, comment va Gisèle ? Elle aurait pu se joindre à nous.


– C’est très gentil, mais elle se repose. Elle est allée aux escargots très tôt ce matin et s’est plainte d’un fort mal de tête à son retour. Je pense qu’elle doit dormir, mais je lui dirai que vous avez demandé de ses nouvelles.


– Bernadette lui mettra une tranche de pâté dans un Tupperware, vous n’oublierez pas de le prendre avant de partir.


Gérald regardait les aiguilles avancer lentement dans le cadre de la grosse horloge comtoise et priait saint Antoine pour qu’il abrège ses souffrances quand, sans le vouloir, le mari vint à son secours en s’opposant avec virulence à la séquestration de sa fille chérie dans un couvent de bénédictines situé à cinq cents kilomètres de là.


C’en était trop pour Solange, elle se leva de table en chancelant et prétexta une migraine foudroyante pour se retirer dans sa chambre. Gérald en profita pour rappeler qu’il devait absolument se rendre au chevet d’une paroissienne malade, récupéra son vélo et pédala le plus vite possible en direction du domaine viticole.


La brouette devait se trouver près du tas de foin, derrière la grange. Un dimanche à l’heure du dessert, les risques de se faire remarquer étaient minimes. Elle était bien là. Il cacha sa bicyclette derrière la haie et s’approcha prudemment en scrutant le périmètre.

Quelque chose craqua dans les buissons, il se retourna en sursautant.

La petite figure ronde toute tachée de rousseur de Benjamin, le plus jeune des enfants de chœur apparut entre les feuilles, immédiatement suivie de celle de Jules, son acolyte.

Pétrifié, il jeta des regards affolés dans toutes les directions avant de leur faire signe d’approcher.



– Qu’est-ce que vous faites là ?


– On vous a suivi m’sieur le curé, mais c’est pour vous aider.


– M’aider à quoi ?


– À transporter qui vous savez


– Mais de quoi parlez-vous ?


– Vous fatiguez pas, on sait, mais on ne dira rien, parole de scout.


– Mais vous n’êtes pas scouts


– Non, mais on est enfants de chœur, ça vaut plus !


Leur conversation fût interrompue par une sorte de grognement, près du tas de foin qui les fit tourner la tête de concert. 
Ils réalisèrent alors que deux jambes dépassaient de la brouette, ainsi qu’une touffe de cheveux blancs hirsutes.

Dédé, que l’on surnommait « la racaille » à cause de ses activités de braconnage, cuvait son vin dans la brouette. Sa petite taille, à peine supérieure à celle des enfants, lui permettait de dépasser à peine de sa couche de fortune. Jules se risqua à lui piquer la main avec un brin de paille, mais cela ne déclencha aucune réaction de la part du bonhomme dont se dégageait un fumet prononcé d’eau de vie artisanale, mélangé au tabac brun de ses gitanes maïs.


Chacun des garçons s’empara d’une jambe et Gérald le saisit sous les épaules. Au moment où son corps allait toucher le sol, il ouvrit les yeux, Benjamin poussa un cri. Laissant tomber son fardeau, Gérald empoigna le manche d’une casserole cabossée abandonnée à terre et lui en assena un grand coup sur le crâne. Dédé s’effondra sous une pluie de grain pour les poules qui restait au fond du récipient.

Une fois le vigneron recouvert d’un peu de foin, les trois compères retournèrent au chevet de Gisèle sans se faire repérer.


Son visage, de plus en plus blême, portait maintenant un maquillage étrange, créé par les traces bleutées que les escargots y laissaient en le sillonnant. Il était plus que temps de lui épargner un nouvel outrage. Mais la gaillarde était bien plus robuste que Dédé et ils ne parvinrent à la soulever que de quelques centimètres avant de la laisser retomber lourdement dans la boue, dans un craquement de coquilles. Au moment où ils pensaient devoir renoncer, ils aperçurent au bout de la rangée un épouvantail agiter les bras en s’approchant vers eux.


Dédé, les cheveux pleins de paille et la mine rougeaude, venait leur proposer son aide, il disait connaître une bonne cachette.

D’abord surpris que l’homme ne se formalise pas plus du sort de la bonne du curé, Gérald se dit que son taux d’alcool dans le sang additionné au coup qu’il avait reçu sur la tête en était la cause.


À eux quatre, ils parvinrent à la hisser dans la brouette et à lui faire parcourir les quelques centaines de mètres qui les séparaient des chais. Après s’être assuré que la voie était libre, le vigneron les fît stopper devant un grand tonneau.

Juché sur un petit escabeau, il en souleva le couvercle et se pencha à l’intérieur pour en vérifier le contenu. Comme il l’espérait, seul un quart du récipient contenait du vin blanc.


Après quelques nouveaux efforts conjugués, la perruque échevelée disparut sous le disque de chêne. Assis par terre pour reprendre leur souffle, les quatre compères se dévisagèrent en silence pendant quelques instants. Le curé fut le premier à réagir et se tourna vers Dédé.


– Vous me la livrerez ce soir au presbytère, à l’heure où vous apportez d’habitude le vin de messe. Les garçons, rentrez chez vous. Vous passerez me voir mercredi matin avant le catéchisme pour vous confesser.


Un peu déçus, mais tout de même soulagés de retrouver leur liberté, les deux amis 
s’éloignèrent en courant.


La nuit était tombée depuis une heure lorsque Dédé gara sa camionnette devant le presbytère. Gérald l’aidait à faire rouler le tonneau sur une planche au moment où Joséphine, sa voisine, les rejoignit.

Elle encouragea leurs efforts de la voix et du regard avant de les suivre à l’intérieur.



– Mais que faites-vous dehors à une heure pareille Joséphine ?


– Je suis venue voir Gisèle. D’habitude, elle passe me voir à l’heure du goûter le dimanche. Aujourd’hui, je ne l’ai pas vue.

– C’est normal, elle se repose. Au lever du jour, dès que la pluie s’est arrêtée, elle est allée aux escargots et je crois qu’elle a dû prendre froid. Je lui dirai que vous êtes passée.

– Pardonnez-moi d’insister, mais j’aimerais vraiment la voir, j’ai quelque chose à lui rendre. Figurez — vous que j’en ai profité pour me promener dans les vignes en fin d’après-midi et qu’à ma grande surprise, j’ai trouvé l’un de ses sabots de jardin retourné dans la boue, abandonné au pied d’un cep.


Elle sortit l’objet de son sac.


– Vous devez vous tromper, c’est un modèle très courant.




– Impossible, c’est bien l’un de ceux que je lui ai offerts à Noël. J’avais inscrit ses initiales au feutre argenté à l’intérieur pour les personnaliser, regardez.


Gérald blêmit, mais se reprit aussitôt :


– Bien, dans ce cas, je vais aller voir si elle veut bien descendre, entrez dans le salon, Dédé va vous servir un petit porto en attendant et vous tenir compagnie.


Le vigneron la poussa dans la pièce pendant que le prêtre se rendait à l’étage. Tout en montant, il se souvint que Gisèle avait racheté des somnifères quelques jours auparavant.

Lorsqu’il les rejoignit dans le salon, Dédé lui fit remarquer que sa carafe de porto était vide, il s’empressa de l’emporter dans la cuisine pour la remplir et annonça à Joséphine que son amie ne tarderait pas à descendre.


Le lendemain de bonne heure, Gérald appela le médecin.


Gonzague de Montalenvert était médecin légiste de formation. Rappelé en Charente à la mort de son père, il avait dû partager son temps entre la gestion du domaine viticole et l’exercice de sa discipline. On l’appelait surtout pour constater les décès, les malades étaient méfiants et préféraient s’adresser aux praticiens de la ville voisine.


Depuis que son fils unique, Grégoire, avait été porté disparu lors d’un voyage d’étude anthropologique au Brésil, il ne quittait plus ses terres et refusait la plupart des visites. Pourtant, il n’hésita pas à enfiler sa gabardine et à sauter au volant de son Range Rover quelques minutes après le coup de fil du prêtre. Il se dit qu’il avait peut-être tort de ne plus croire en Dieu et croisa les doigts pour que le macchabée qu’il devait certifier soit bien celui auquel il pensait. 
En effet, dépouillée de sa perruque, de ses faux cils et de son fond de teint, la ressemblance était frappante.


Les deux hommes se dévisagèrent pendant quelques secondes au-dessus du cadavre, puis Gérald prit la parole :


– Elle voulait tout vous dire.


– Je n’ai pas supporté, mon poing est parti sans que je puisse le contrôler. Il est tombé à la renverse, je n’ai pas vu la grosse pierre dans la pénombre. J’étais parti chercher de quoi le transporter lorsque les enfants sont arrivés, alors je me suis caché.



Il souhaita qu’on enterre Gisèle, puisque Grégoire était mort depuis longtemps.


Quelques jours plus tard, on retrouva le corps de Joséphine. Gonzague constata le décès et conclut à un suicide.

Désespérée par la disparition de son amie Gisèle, elle avait absorbé une bouteille de porto pour faire passer le tube de somnifères. Puis elle avait marché jusqu’à l’étang derrière le presbytère et, une fois chaussées les semelles de plomb de son défunt mari, scaphandrier, s’était enfoncée dans la vase avant de sombrer dans l’eau noire.


Personne ne fut autorisé à la voir, les carpes élevées par monsieur le curé l’avaient rendue méconnaissable.


Lorsque monsieur de Montalenvert s’éteignit à son tour, Gérald hérita du domaine. Il y installa une confrérie de moines qui continuèrent à cultiver la vigne et montèrent un élevage d’escargots.


La bouillie bordelaise ne fut plus jamais employée sur ces terres.