Créé par
Anne Denost et Eric Maravelias
Tic-tac, bientôt la fin. Aujourd'hui la nouvelle N° 22.
Eux
— MOI —
« La vie est une chienne ».
Combien de fois dans ma vie j’ai entendu cette phrase ? Toujours dite par des mecs qui ont le cul posé dans leur canapé acheté en soldes, emmitouflés dans leurs fringues de marques et qui te regardent comme si tu étais une tâche sur leurs chaussures cirées du matin. Qu’est-ce qu’ils en savent que la vie est une chienne, eux ? Chaque jour, ils se lèvent pour aller bosser et gagner leur croûte qu’ils dépenseront dans le dernier smartphone à la mode parce qu’il faut faire croire qu’on a plus de tunes que le voisin. Ils rentrent le soir, boivent une bière devant le match de foot pendant que leur femme torchent le cul de leur gosse qui les empêchera de dormir la nuit. Parce que ouais, un môme, ça braille. C’est comme ça, même si ce n’était pas écrit sur la notice. Et ils te disent que « la vie est une chienne. »
Ça me fait marrer. Je vis dans la rue depuis si longtemps que j’en ai lâché le compte. Si ça se trouve, je suis né dans un caniveau et je ne m’en rappelle même pas.
J’ai la gueule d’un vieux, des rides noires de crasse qui me courent sur la gueule comme un réseau routier sur une carte IGN.
Pourtant, j’ai pas vingt piges.
Moi aussi je devrais avoir le cul assis sur un similicuir devant un écran acheté à crédit, une bière chaude et sans bulles dans les mains. Mais c’est sur du bitume que je suis assis. Parfois sur un banc, quand les mères de famille m’oublient un peu et arrêtent de hurler que je fais peur à leurs gosses. Si elles se voyaient quand elles gueulent, le visage rouge et les yeux exorbités, les veines du cou prêtes à exploser, c’est d’elles qu’elles auraient peur. En tout cas, moi, elles me fichent une trouille de tous les diables.
« La vie est une chienne ».
Tous ces bien-pensants qui parlent de toi quand ça les arrange, mais qui t’oublient dès qu’ils ont mis les pieds dans leurs confortables pantoufles, me font vomir. Je les regarde marcher devant moi, la tête haute, le pli du pantalon impeccable. Je les regarde, mais je ne les vois plus.
Je marche en regardant le sol pour ne pas croiser leurs regards, je me pose à l’écart pour ne pas les déranger et j’essaie d’être sourd à ce qu’ils disent quand ils passent devant moi.
Je suis un déchet, il paraît. Un parasite qui ne sert à rien dans cette société, si ce n’est à leur ponctionner encore du fric sur les impôts qu’ils paient en râlant.
Que je sois un môme tout juste sorti de l’adolescence ne leur fait ni chaud ni froid.
La seule chose qu’ils voient, c’est un pauvre type qui dort dehors parce qu’il n’a pas été capable de se tenir droit dans un entretien d’embauche. Trop fainéant pour trouver du boulot.
Ça aussi, ça me fait marrer.
Quand il y en a qui s’arrête pour me parler, c’est toujours sur un ton condescendant. Comme si j’étais du bétail qui va tout droit à l’abattoir et qui ne le sait pas encore. On me dorlote, on me donne une affection feinte. Mais une fois qu’ils ont le dos tourné, c’est la même chose : ils t’oublient aussi sec, l’esprit tranquille d’avoir fait un geste envers un laisser pour compte.
Et toujours cette phrase : « la vie est une chienne ».
Je vais leur montrer ce que c’est qu’une vie de chienne.
— ELLE —
Le Campus est noir de monde en cette journée d’examen et elle, au milieu de tout ça, elle sourit. C’est une belle journée ensoleillée et chaude. Elle en a profité pour étrenner sa nouvelle robe, celle qui lui découvre ses longues jambes fuselées et qui a l’air d’affoler les garçons sur son passage.
« La vie est belle ».
Elle se répète chaque jour qu’elle a une chance formidable. La nature l’a gâtée, tant sur son physique que ses capacités intellectuelles. Elle est d’ailleurs la première de sa promo. Future médecin.
Demain, c’est les vacances. Elle partira certainement avec son amie Alex dans la résidence secondaire de son père, en bord de Méditerranée. Là-bas, elle pourra se reposer de cette année universitaire qui lui a mis les nerfs à rude épreuve, se baigner dans la piscine privée avant d’aller exhiber ses jolies formes sur la place. Peut-être qu’elle rencontrera un garçon.
Cette année, elle n’a pas eu une seconde pour flirter. Trop occupée à étudier, elle n’a pas passé un week-end ailleurs que le nez dans ses livres.
Mais ce n’est pas grave. Ça valait le coup.
« La vie est belle ».
Elle marche vite dans le parc du campus. Sans vraiment savoir où elle va. Les épreuves sont finies, elle est seule au milieu de la foule à attendre ses amis qui ne tarderont pas à sortir eux aussi.
Elle décide de s’asseoir sur un banc et allume une cigarette. Un groupe de jeunes qu’elle ne connait pas s’installe à côté d’elle et ils engagent la conversation. Il y en a même un qui lui fait un clin d’œil. Elle rougit. Et elle sourit aussi.
Dix minutes plus tard, ils ont convenu de se retrouver le soir même dans un bar. Ce sera plus sympa qu’un banc au milieu de la fac.
Dès qu’il a le dos tourné, elle sort son smartphone et envoie un message à son amie.
« La vie est belle ».
Elle active la fonction miroir de son téléphone et s’observe. Tout juste vingt ans, elle a encore la peau lisse et sans défaut d’une adolescente. Elle serait pleinement satisfaite de ce qu’elle voie si des petits cernes n’avaient pas décidé de gâcher le tableau.
Il va falloir qu’elle dorme un peu plus, pense-t-elle. Et qu’elle demande à ses parents de changer la literie. Son matelas commence à être fatigué et elle a envie d’un lit plus grand. Où elle pourra se mettre dans tous les sens sans avoir les jambes dans le vide. Elle a suffisamment de place dans sa chambre pour l’installer et avoir encore de quoi se retourner.
Et puis de toute façon, elle ne va pas tarder à déménager. Elle aura enfin son intimité, son chez-elle.
Au loin, elle voit son amie arriver.
« La vie est belle ».
— ELLE ET LUI—
Il marche droit devant lui, sans regarder personne. Il sait ce qu’il a à faire et réprime un sourire. Il ne faudrait pas que les gens croient qu’il est fou. Parce qu’il sait très bien que lorsqu’il sourit, ça lui donne une tête de psychopathe. Et il ne veut pas qu’on le voie. Qu’on le repère. Ni qu’on se souvienne de lui. Sa gueule de vieux et ses rides noires sont bien assez visibles comme cela, il ne veut pas en rajouter.
Il n’est qu’un fantôme et tient à le rester. La leçon sera encore plus grande.
Il avance à grands pas, se mêle à la foule des étudiants, mains dans les poches.
Il ne la voit pas venir face à lui et la percute de plein fouet.
La pochette qu’elle tient au creux des bras s’envole et laisse échapper les papiers qu’elle contient.
Il regarde la scène sans vraiment la voir, absent. « On dirait de gros flocons de neige », pense-t-il.
« C’est le bon moment ».
Sa main sort de sa poche. Son regard accroche celui de la fille qu’il vient de bousculer.
Des yeux couleur lavande. Il n’a jamais vu ça. Et malgré lui, il sourit. L’étudiante aussi.
« Finalement, la vie est belle ».
C’est elle qui prend la première balle. Juste au milieu de ses deux yeux exceptionnels.
Elle bascule avec toujours ce sourire gêné aux lèvres. Sa jolie robe dévoile encore un peu plus ses longues jambes fuselées.
Lui qui n’avait jamais vu la cuisse d’une femme en dehors du papier glacé de magazines trouvés dans les poubelles, le voilà servi.
Elle tombe au ralenti, comme les feuilles de papier un peu plus tôt. Elle a tout juste le temps de penser qu’elle ne partira pas en vacances et que son rencard l’attendra ce soir. Mais qu’elle ne viendra pas.
« La vie est une chienne ».
Il ferme les yeux, veut garder ce regard lavande dans un coin de sa tête et tire dans la foule. Il n’entend pas les cris, il y est habitué. Il tire et c’est tout. Sans rien voir d’autre que ces deux yeux magnifiques.
Il a compté les balles. Elle a pris la première. Il la rejoindra dans 19…18…17…
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