Créé par
Anne Denost et Eric Maravelias
– Tu crois qu’elle dort ?
– Ch’ai pas. T’as qu’à la pincer pour voir
– T’es pas fou ? Pour qu’elle m’en retourne une…
– Elle a l’air plus grande, vue comme ça.
– Oui, mais pas moins moche.
– Parle moins fort, elle pourrait nous entendre.
– Ça m’étonnerait, elle a une chenille dans l’oreille
– Regarde, elle a du givre sur les cils.
– Ça doit faire un moment qu’elle est là.
– Elle en a aussi dans les cheveux, mais, bon sang, c’est pas ses cheveux ! T’avais déjà remarqué qu’elle portait une perruque ?
– Non, je croyais juste qu’elle avait un gros penchant pour la laque.
– T’as rien entendu ?
– Si, j’entends siffler l’Ave Maria
– C’est le curé qui se radine à vélo, viens, on se tire !
Quand il était petit, Gérald passait le plus clair de son temps à rêver. Sa santé fragile le dispensait de la plupart des activités physiques et il fuyait la compagnie des autres enfants, trop enclins à se moquer des anglaises que sa grand-mère, coiffeuse, entretenait avec amour.
Il avait échappé à Géraldine grâce à la vigilance de l’officier d’état civil, mais deux gros nœuds de satin bleu rassemblaient ses boucles au moment du coucher.
Personne c’est-à-dire aucun des deux membres de sa famille n’avait eu d’objection à sa commande de poupée pour Noël.
Le soir il dévorait les contes de fées. Les princesses étaient ses idoles, parfois, il se déguisait pour danser devant sa glace en écoutant Vivaldi sur son mange-disque.
Les choses commencèrent à se gâter lorsqu’il fut envoyé chez un cousin éloigné, après le décès de ses grands-parents. Malgré ses larmes, les boucles d’or succombèrent au fil du rasoir et les rubans de satin rejoignirent dans la poubelle les albums de contes et les disques de Vivaldi.
Pendant quelques années, il souffrit en silence. Son calvaire prit fin le jour où, découvert dans les bras de Dominique, camarade aux cheveux longs, mais à la barbe naissante, il dut entrer au séminaire. Puisqu’il n’aimait pas les filles, il deviendrait curé, finalement, ça arrangeait tout le monde.
Ce matin, la belle au bois dormant avait largement dépassé le jubilé, ses cheveux artificiels, encore impeccablement brushés et laqués formaient une faluche étrange sur le haut de son crâne dégarni. Gisèle gisait entre les ceps alignés. Un escargot, tranquille, arpentait sa face livide. Elle qui avait toujours rêvé d’avoir recours à la chirurgie. Il paraît que la bave de petit-gris fait des merveilles sur les ridules, même profondes.
Sans y penser, il saisit le bas de la jupe en tweed qui était remontée jusqu’à laisser deviner les bordures d’une gaine couleur chair surmontant une cuisse plutôt poilue. Il fit redescendre le tissu sur les élastiques des chaussettes en voile que Gisèle arborait en toute saison, elle détestait les collants.
Soudain, il réalisa les conséquences que son geste pourrait avoir, conjuguées au fait que, lors de l’autopsie, tout le monde allait savoir… à moins qu’elle ne soit morte parce que quelqu’un savait déjà.
Affolé, il lui attrapa les poignets pour essayer de la traîner un peu plus loin, mais s’aperçut rapidement que ses absences aux cours de gym avaient laissé des séquelles irréversibles. L’abondance de racines et la mollesse de la terre gorgée d’eau rendaient la tâche encore plus difficile. Il se dit qu’une brouette serait le moyen de transport le plus adéquat et le plus facile à trouver dans les environs immédiats.
Au moment où il se relevait, un peu étourdi et ruisselant de sueur, les cloches de l’église retentirent pour annoncer la messe du dimanche. Il réalisa que son absence pourrait paraître plus que suspecte et enfourcha sa bicyclette en priant la Vierge Marie qu’aucun mécréant ne découvre le corps avant son retour.
Il n’y avait plus personne à l’extérieur lorsqu’il longea le mur de l’édifice. Il put se glisser dans sa chasuble et rassembler ses esprits, juste avant de faire son entrée par la porte de la sacristie. Les deux enfants de chœur allumaient les cierges autour de l’autel en prenant tout leur temps et les grenouilles échangeaient au premier rang les potins de la semaine.
Pendant le Notre Père, il remarqua les traînées bleues sur les baskets blanches de l’un des enfants de chœur et le « délivre-nous du mal » passa aux oubliettes. Il froissa dans sa poche le mouchoir qui lui avait servi à nettoyer les siennes.
Dédé le vigneron avait l’habitude de réaliser ses mélanges pour la bouillie bordelaise au pied des ceps. Des traînées poudreuses d’oxyde de cuivre coloraient la terre à cet endroit. Lorsqu’il avait la bonne idée de le mélanger à de la résine pour qu’il résiste mieux aux intempéries, il devenait presque impossible de s’en détacher.
Il lui semblait bien que les regards de ses assistants, d’ordinaire très attentifs, se perdaient un peu dans les volutes d’encens ce matin. Son homélie fut brève et il prétexta une affaire urgente pour s’éclipser dès la fin de l’office.
Lorsqu’il voulut récupérer son vélo, celui-ci n’était plus contre le mur, mais à l’intérieur du coffre ouvert d’une Renault espace vert bouteille. Sa propriétaire, Solange Montgenoult Declerc, épouse du notaire, l’attendait au garde-à-vous, flanquée de ses enfants, adolescents rougeauds engoncés dans leurs duffle-coats bleu marine.
Le serre-tête en velours bien enfoncé derrière les oreilles, elle balaya d’un doigt, bagué de ses armoiries, une mèche blond cendré avant de lui exposer l’objet de sa visite. Tout en parlant, elle penchait la tête dans un léger mouvement de balancier qui faisait osciller les perles de belle maman sur la crête de son carré Hermès.
– Bonjour, monsieur le curé, je vous prie de pardonner mon audace, mais j’ai pris la liberté d’embarquer votre bicyclette, car vous déjeunez avec nous, bien sûr !
Nous devons discuter de la prochaine intégration de Charles dans votre équipe d’enfants de chœur, je pense que cette expérience pourrait lui mettre un peu de plomb dans la cervelle. Quant à Eugénie, cette petite dévergondée, j’aimerais que vous m’indiquiez un pensionnat de jeunes filles digne de ce nom, je trouve le sien un peu trop laxiste, maintenant, ils autorisent le port du jeans le vendredi, à quand les mini-jupes tant qu’on y est !
Charles jetait un regard suppliant à Gérald, tandis que sa sœur lui envoyait une œillade complice. Son visage rougissant jurait un peu avec le roux de ses cheveux nattés.
– Allons, ne vous faites pas prier, Bernadette nous a fait des paupiettes, je sais que vous adorez ça.
Dominant son envie de fuir à toutes jambes dans la direction opposée, le prêtre vint sagement s’asseoir à la place du mort. Solange posa doucement, mais fermement sa main sur son avant-bras pour lui conseiller d’attacher sa ceinture.
Bernadette était dans un mauvais jour, elle avait laissé brûler les paupiettes, à moins que son passage dans le bureau de monsieur ne se soit un peu trop prolongé.
Celui-ci prit sa défense et proposa d’entamer le pâté de biche préparé pour la communion de Charles ce qui contraria son épouse, mais elle n’en laissa rien paraître.
– Au fait, comment va Gisèle ? Elle aurait pu se joindre à nous.
– C’est très gentil, mais elle se repose. Elle est allée aux escargots très tôt ce matin et s’est plainte d’un fort mal de tête à son retour. Je pense qu’elle doit dormir, mais je lui dirai que vous avez demandé de ses nouvelles.
– Bernadette lui mettra une tranche de pâté dans un Tupperware, vous n’oublierez pas de le prendre avant de partir.
Gérald regardait les aiguilles avancer lentement dans le cadre de la grosse horloge comtoise et priait saint Antoine pour qu’il abrège ses souffrances quand, sans le vouloir, le mari vint à son secours en s’opposant avec virulence à la séquestration de sa fille chérie dans un couvent de bénédictines situé à cinq cents kilomètres de là.
C’en était trop pour Solange, elle se leva de table en chancelant et prétexta une migraine foudroyante pour se retirer dans sa chambre. Gérald en profita pour rappeler qu’il devait absolument se rendre au chevet d’une paroissienne malade, récupéra son vélo et pédala le plus vite possible en direction du domaine viticole.
La brouette devait se trouver près du tas de foin, derrière la grange. Un dimanche à l’heure du dessert, les risques de se faire remarquer étaient minimes. Elle était bien là. Il cacha sa bicyclette derrière la haie et s’approcha prudemment en scrutant le périmètre.
Quelque chose craqua dans les buissons, il se retourna en sursautant.
La petite figure ronde toute tachée de rousseur de Benjamin, le plus jeune des enfants de chœur apparut entre les feuilles, immédiatement suivie de celle de Jules, son acolyte.
Pétrifié, il jeta des regards affolés dans toutes les directions avant de leur faire signe d’approcher.
– Qu’est-ce que vous faites là ?
– On vous a suivi m’sieur le curé, mais c’est pour vous aider.
– M’aider à quoi ?
– À transporter qui vous savez
– Mais de quoi parlez-vous ?
– Vous fatiguez pas, on sait, mais on ne dira rien, parole de scout.
– Mais vous n’êtes pas scouts
– Non, mais on est enfants de chœur, ça vaut plus !
Leur conversation fût interrompue par une sorte de grognement, près du tas de foin qui les fit tourner la tête de concert.
Ils réalisèrent alors que deux jambes dépassaient de la brouette, ainsi qu’une touffe de cheveux blancs hirsutes.
Dédé, que l’on surnommait « la racaille » à cause de ses activités de braconnage, cuvait son vin dans la brouette. Sa petite taille, à peine supérieure à celle des enfants, lui permettait de dépasser à peine de sa couche de fortune. Jules se risqua à lui piquer la main avec un brin de paille, mais cela ne déclencha aucune réaction de la part du bonhomme dont se dégageait un fumet prononcé d’eau de vie artisanale, mélangé au tabac brun de ses gitanes maïs.
Chacun des garçons s’empara d’une jambe et Gérald le saisit sous les épaules. Au moment où son corps allait toucher le sol, il ouvrit les yeux, Benjamin poussa un cri. Laissant tomber son fardeau, Gérald empoigna le manche d’une casserole cabossée abandonnée à terre et lui en assena un grand coup sur le crâne. Dédé s’effondra sous une pluie de grain pour les poules qui restait au fond du récipient.
Une fois le vigneron recouvert d’un peu de foin, les trois compères retournèrent au chevet de Gisèle sans se faire repérer.
Son visage, de plus en plus blême, portait maintenant un maquillage étrange, créé par les traces bleutées que les escargots y laissaient en le sillonnant. Il était plus que temps de lui épargner un nouvel outrage. Mais la gaillarde était bien plus robuste que Dédé et ils ne parvinrent à la soulever que de quelques centimètres avant de la laisser retomber lourdement dans la boue, dans un craquement de coquilles. Au moment où ils pensaient devoir renoncer, ils aperçurent au bout de la rangée un épouvantail agiter les bras en s’approchant vers eux.
Dédé, les cheveux pleins de paille et la mine rougeaude, venait leur proposer son aide, il disait connaître une bonne cachette.
D’abord surpris que l’homme ne se formalise pas plus du sort de la bonne du curé, Gérald se dit que son taux d’alcool dans le sang additionné au coup qu’il avait reçu sur la tête en était la cause.
À eux quatre, ils parvinrent à la hisser dans la brouette et à lui faire parcourir les quelques centaines de mètres qui les séparaient des chais. Après s’être assuré que la voie était libre, le vigneron les fît stopper devant un grand tonneau.
Juché sur un petit escabeau, il en souleva le couvercle et se pencha à l’intérieur pour en vérifier le contenu. Comme il l’espérait, seul un quart du récipient contenait du vin blanc.
Après quelques nouveaux efforts conjugués, la perruque échevelée disparut sous le disque de chêne. Assis par terre pour reprendre leur souffle, les quatre compères se dévisagèrent en silence pendant quelques instants. Le curé fut le premier à réagir et se tourna vers Dédé.
– Vous me la livrerez ce soir au presbytère, à l’heure où vous apportez d’habitude le vin de messe. Les garçons, rentrez chez vous. Vous passerez me voir mercredi matin avant le catéchisme pour vous confesser.
Un peu déçus, mais tout de même soulagés de retrouver leur liberté, les deux amis
s’éloignèrent en courant.
La nuit était tombée depuis une heure lorsque Dédé gara sa camionnette devant le presbytère. Gérald l’aidait à faire rouler le tonneau sur une planche au moment où Joséphine, sa voisine, les rejoignit.
Elle encouragea leurs efforts de la voix et du regard avant de les suivre à l’intérieur.
– Mais que faites-vous dehors à une heure pareille Joséphine ?
– Je suis venue voir Gisèle. D’habitude, elle passe me voir à l’heure du goûter le dimanche. Aujourd’hui, je ne l’ai pas vue.
– C’est normal, elle se repose. Au lever du jour, dès que la pluie s’est arrêtée, elle est allée aux escargots et je crois qu’elle a dû prendre froid. Je lui dirai que vous êtes passée.
– Pardonnez-moi d’insister, mais j’aimerais vraiment la voir, j’ai quelque chose à lui rendre. Figurez — vous que j’en ai profité pour me promener dans les vignes en fin d’après-midi et qu’à ma grande surprise, j’ai trouvé l’un de ses sabots de jardin retourné dans la boue, abandonné au pied d’un cep.
Elle sortit l’objet de son sac.
– Vous devez vous tromper, c’est un modèle très courant.
– Impossible, c’est bien l’un de ceux que je lui ai offerts à Noël. J’avais inscrit ses initiales au feutre argenté à l’intérieur pour les personnaliser, regardez.
Gérald blêmit, mais se reprit aussitôt :
– Bien, dans ce cas, je vais aller voir si elle veut bien descendre, entrez dans le salon, Dédé va vous servir un petit porto en attendant et vous tenir compagnie.
Le vigneron la poussa dans la pièce pendant que le prêtre se rendait à l’étage. Tout en montant, il se souvint que Gisèle avait racheté des somnifères quelques jours auparavant.
Lorsqu’il les rejoignit dans le salon, Dédé lui fit remarquer que sa carafe de porto était vide, il s’empressa de l’emporter dans la cuisine pour la remplir et annonça à Joséphine que son amie ne tarderait pas à descendre.
Le lendemain de bonne heure, Gérald appela le médecin.
Gonzague de Montalenvert était médecin légiste de formation. Rappelé en Charente à la mort de son père, il avait dû partager son temps entre la gestion du domaine viticole et l’exercice de sa discipline. On l’appelait surtout pour constater les décès, les malades étaient méfiants et préféraient s’adresser aux praticiens de la ville voisine.
Depuis que son fils unique, Grégoire, avait été porté disparu lors d’un voyage d’étude anthropologique au Brésil, il ne quittait plus ses terres et refusait la plupart des visites. Pourtant, il n’hésita pas à enfiler sa gabardine et à sauter au volant de son Range Rover quelques minutes après le coup de fil du prêtre. Il se dit qu’il avait peut-être tort de ne plus croire en Dieu et croisa les doigts pour que le macchabée qu’il devait certifier soit bien celui auquel il pensait.
En effet, dépouillée de sa perruque, de ses faux cils et de son fond de teint, la ressemblance était frappante.
Les deux hommes se dévisagèrent pendant quelques secondes au-dessus du cadavre, puis Gérald prit la parole :
– Elle voulait tout vous dire.
– Je n’ai pas supporté, mon poing est parti sans que je puisse le contrôler. Il est tombé à la renverse, je n’ai pas vu la grosse pierre dans la pénombre. J’étais parti chercher de quoi le transporter lorsque les enfants sont arrivés, alors je me suis caché.
Il souhaita qu’on enterre Gisèle, puisque Grégoire était mort depuis longtemps.
Quelques jours plus tard, on retrouva le corps de Joséphine. Gonzague constata le décès et conclut à un suicide.
Désespérée par la disparition de son amie Gisèle, elle avait absorbé une bouteille de porto pour faire passer le tube de somnifères. Puis elle avait marché jusqu’à l’étang derrière le presbytère et, une fois chaussées les semelles de plomb de son défunt mari, scaphandrier, s’était enfoncée dans la vase avant de sombrer dans l’eau noire.
Personne ne fut autorisé à la voir, les carpes élevées par monsieur le curé l’avaient rendue méconnaissable.
Lorsque monsieur de Montalenvert s’éteignit à son tour, Gérald hérita du domaine. Il y installa une confrérie de moines qui continuèrent à cultiver la vigne et montèrent un élevage d’escargots.
La bouillie bordelaise ne fut plus jamais employée sur ces terres.
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