Créé par
Anne Denost et Eric Maravelias
Nous arrivons en 9ème semaine de ce trophée, parmi les nouvelles déjà publiées y-en-a-t-il une qui vous a particulièrement plus ?
En attendant voici donc la 9ème nouvelle.
JE SERAI TOUJOURS LÀ POUR TOI…
Le Mans, 23 juin 2016
Le capitaine Alex Wittenberg déambulait depuis trente minutes dans le quartier du Jardin des Plantes lorsque le standard du commissariat le contacta. Une brigade avait investi un appartement quelques rues plus loin pour un homicide. En descendant de sa voiture, son regard s’attarda sur la raison pour laquelle il traînait dans le voisinage : à une centaine de mètres, une maison récente à la porte d’entrée rouge. Son ex-femme demeurait là depuis qu’elle avait demandé le divorce douze mois plus tôt. Dix-sept ans de mariage ruinés par une nouvelle maîtresse qui pensait déjà prendre la place de l’officielle. Cette séparation avait laissé un vide chez le capitaine et son épouse lui manquait toujours autant. Depuis deux semaines, il avait entrepris de reprendre contact avec elle et, ne sachant comment opérer, il espionnait son quartier dans l’espoir de la croiser.
Wittenberg présenta sa carte d’officier pour passer l’attroupement qui s’était accumulé devant l’entrée du bâtiment. Un mort dans la rue, ça attirait forcément les curieux. Le major Bordier, policier manceau depuis douze ans, avait reçu un SMS de son supérieur le prévenant de son arrivée imminente et l’attendait en bas de l’immeuble pour le conduire sur le lieu du crime.
— Bonjour Alex. T’as fait vite.
— Salut Jo. J’étais dans le coin. Qu’est-ce qu’on a aujourd’hui ?
— Un psy et un ancien patient. Bilan de l’embrouille : homicide et une tentative de suicide.
— Tentative de suicide ?
— Ouais, les collègues sont en train de s’occuper de l’agresseur. Il a pété une pile quand on est arrivé et a essayé de sauter par-dessus le balcon…
— Original, ça change un peu.
Deux étages plus tard, le capitaine découvrait la scène de crime. La porte d’entrée grande ouverte laissait se diffuser le parfum d’encens au patchouli qui flottait dans l’appartement. Les deux hommes pénétrèrent à l’intérieur et Wittenberg commença à détailler la pièce principale. Faisant abstraction de l’animation qui régnait autour de lui, le policier enregistrait le moindre élément : de belles poutres apparentes, un salon percé d’une vaste baie vitrée qui donnait sur un balcon avec vue sur le Jardin des Plantes, du mobilier moderne mêlant bois et métal, des copies de tableaux de Dali, une large bibliothèque et ce magnifique tapis birman sur lequel était allongé le cadavre. Hormis ce détail, tout était impeccable. Aucune trace de lutte. La victime avait visiblement laissé entrer son agresseur qui l’avait suivi dans la pièce. Peut-être avaient-ils un peu discuté, mais pas assez longtemps pour prendre un verre ensemble.
L’œil du capitaine fut attiré par un cadre photo posé sur un buffet à proximité du corps. Le cliché montrait une jolie brune grande et mince d’une vingtaine d’années. Cheveux longs, nez aquilin, lèvres pulpeuses et dentition éclatante. La femme était vêtue d’un short en jean et d’un tee-shirt sur lequel on pouvait lire « Les meilleures s’appellent Léa ». Son agréable minois respirait la joie de vivre et rayonnait, le genre de sourire qui illumine le visage des femmes amoureuses. Wittenberg soupira. La vie vient de faire une nouvelle malheureuse…
— Qui a prévenu la police ?
— La voisine d’en face. Elle a entendu le coup de feu.
— Et lui ? demanda le capitaine en désignant du menton un homme dans un coin de la pièce, menottes aux poignets.
Les traces de sang qui recouvraient son visage et son air hagard lui donnaient l’apparence d’un dément évadé d’un hôpital psy.
— Il est calme pour le moment, mais on attend les ambulanciers pour l’emmener.
Alors que les techniciens de la Scientifique refermaient leur mallette, un géant au teint blafard s’approcha pour s’adresser à Wittenberg. Malgré son un mètre quatre-vingt taillé comme un rugbyman du quinze de France, l’officier ne lui arrivait qu’à l’épaule.
— On a fini les relevés, faites comme chez vous, grogna-t-il.
Le capitaine le gratifia d’un signe de tête et le contourna pour rejoindre le médecin légiste accroupi près du cadavre. L’homme auscultait le corps avec des gestes calmes et précis.
— Vous en dites quoi ? demanda Wittenberg au praticien.
— Mort violente. Un seul impact de balle au niveau du cœur. Coup de feu pratiquement à bout portant.
— C’est tout ?
— Largement suffisant pour que ce soit définitif. Encore un que je vais examiner sur ma table d’autopsie.
— OK, on se revoit plus tard alors, conclut Wittenberg.
Le capitaine n’en était pas à son premier homicide, mais celui-ci le laissait confus. L’individu qui avait tiré cette balle en plein cœur l’avait fait, animé d’une rage extrême. Sans comprendre pourquoi, ce cas précis le renvoyait à sa propre violence, celle qui l’avait poussé à bousculer brutalement son ex-épouse lors de leur dernière engueulade. Jamais, il n’avait levé la main sur elle auparavant et cette sombre dispute avait sonné la fin de son mariage. Wittenberg se releva et se tourna vers Bordier, posté juste derrière lui.
— Et le suspect ? Il dit quoi ?
— Il plaide la légitime défense.
— Pardon ? demanda Wittenberg en ouvrant de grands yeux en direction de son subordonné.
— Oui, t’as bien entendu ! Légitime défense.
— Mais c’est bien lui qui s’est introduit dans le domicile avec l’arme ?
— Oui, mais d’après le gus, c’était lui ou la victime, répondit Bordier en lui tendant un paquet de feuilles. Lis ça et tu comprendras un peu mieux.
24 avril 2016
Cher Doc,
J’ai longtemps hésité avant de vous écrire. Vous avez été très présent dans cette période de ma vie où tout allait mal. La perception que j’avais de moi-même était comme une pellicule visqueuse et persistante dont j’avais du mal à me séparer. Vous en avez fait un vague souvenir et m’avez accompagné dans ma recherche d’un mieux-être durant ces douze derniers mois. Vous savez qui je suis, vous connaissez mes travers. Mes petites confessions sont en lieu sûr chez vous. J’ai confiance en vous.
Doc, vous êtes au courant que vous êtes la personne la plus importante de mon développement intime. Grâce à vous, je vais devenir quelqu’un d’autre. Aujourd’hui, mon besoin de violence s’est atténué et je me sens prêt à faire des changements dans ma vie. J’ai trouvé des réponses en moi et je vous en remercie sincèrement.
5 mai 2016
Doc,
Nadia est partie. Je lui ai avoué qui j’étais vraiment, l’importance du travail que nous avions fait ensemble et sur le moment, elle n’a rien dit. Elle m’a quitté le lendemain en me laissant un message sur la table, dans lequel elle me traitait de menteur, de monstre, de dégénéré. Je vous passe le reste…
Nous nous connaissions depuis quinze ans, mariés depuis douze, mais ça ne semble plus compter pour elle. Des années qui s’effondrent comme ça, en quelques mots, pour une vérité qui semble insupportable à ses yeux.
J’aimerais en discuter avec elle, mais son téléphone est en mode répondeur. Je ne sais même pas où elle est partie avec le peu d’affaires qu’elle a prises.
Doc, son départ laisse un trou béant dans mon cœur. Je ne sais pas comment réagir et je commence à me demander si j’ai bien fait d’écouter vos conseils…
12 mai 2016
« Un coup de poignard en pleine poitrine », c’est ce que je ressens. Je ne réussis pas à m’en remettre. Les idées tournent en boucle dans ma tête. Je ne cesse de m’interroger. Comment a-t-elle pu mettre si brutalement fin à notre couple.
Elle ne reviendra pas, je le sais…
Pourtant vous m’avez conseillé d’être honnête
Je pensais maîtriser la situation. Vous m’avez mis dans une position de faiblesse face à elle. Être gentil, compatissant, attentif, c’est bien ce que vous m’avez recommandé de faire avec elle ? Je n’aurais pas dû mettre fin à ce qui faisait de moi un de vos patients, car la gentillesse n’est pas la bonne solution avec certaines personnes…
Wittenberg se frotta le front. Certains détails de ce courrier l’intriguaient. L’auteur de la lettre avait l’air bien sûr du départ définitif de sa femme. Avait-il un peu aidé le destin ? Avec ce type de déséquilibrés, on pouvait s’attendre à n’importe quoi.
19 mai 2016
Doc,
Je me demande si Nadia n’a pas agi sur un coup de tête, mais je n’aurai jamais la réponse. Nous avons vécu des années sans que je ne change quoi que ce soit à mon comportement. Elle a toujours subi mes travers sans jamais se plaindre et aujourd’hui que nous mettons des mots sur ce que je suis, la vérité lui est insupportable ? Foutaise ! Ce désamour brutal est incompréhensible et pourtant j’essaie encore de me l’expliquer… On aurait pu en discuter. Qu’elle tente de découvrir les origines du mal, comme vous l’avez fait. Qu’en pensez-vous ? Vous avez gratté la surface de mon être et avez saisi quel diable se cachait dans mon enveloppe physique. Qu’a-t-elle pu comprendre après ces quelques mots échangés avec moi alors qu’il vous a fallu des semaines pour entrer dans ma tête ?
Ou peut-être ne supportait-elle plus de vivre sous ma coupe. Mais la domination et la soumission étaient des conditions nécessaires à sa propre sécurité. Et vous, Doc, pensiez-vous apaiser ma vie en me prodiguant vos précieux conseils. Mais, qui de nous est le plus en danger ? Êtes-vous certain que je ne sois pas déjà dans votre crâne ? Je suis sûr que vous songez à moi très fréquemment ces derniers temps…
Doc, j’ai besoin de me soulager et je ne connais qu’un remède...
Le capitaine interrompit sa lecture et leva la tête vers Bordier.
— On a des infos précises sur ce gus ? Un casier judiciaire ? Un séjour en psychiatrie ?
— J’ai contacté le central et Rosier conclut des recherches. Il me rappelle dès qu’il trouve quelque chose. Ses courriers sont un peu agressifs, n’est-ce pas ?
— Ceci expliquant sans doute cela, lança Wittenberg en désignant du menton, le cadavre sur le sol, avant de reprendre sa lecture.
6 juin 2016
« Ce qui ne nous tue pas nous rend plus fort », tout le monde le connaît le vieil adage, on a tendance à le balancer dans le creux d’une discussion, en espérant qu’on va y croire soi-même. Alors parce que les événements que j’ai vécus dernièrement m’ont fait beaucoup réfléchir, je remets en question les choses sur lesquelles j’avais commencé à confortablement m’installer. Vous faites partie du tableau. Je me rends compte que vous avez œuvré à faire transpirer une vision de « quelqu’un de bien » à travers ma personne, mais vous avez faussé ma destinée et c’est ce qui a causé la perte de mon mariage. Ma nature profonde est forgée d’une noirceur qui ne sera jamais brisée.
Nous devons reprendre le travail en modifiant l’optique de votre analyse. Vous avez commis une erreur en perturbant mon équilibre, vous devez réparer cette faute. Je ne suis pas prêt à laisser mes démons disparaître.
Une pensée nostalgique concernant sa vie passée lui traversa l’esprit. Consulter un psy comme son épouse lui avait conseillé aura-t-il changé quelque chose à son mariage ? Aurait-il trouvé une réponse à ses problèmes d’alcool ? C’était trop tard maintenant. Anciens démons, les mots résonnaient dans la tête du capitaine. Il jeta un regard en biais à Bordier. Celui-ci le sondait de ses yeux bleus perçants. À quoi pensait-il ? À ce fameux soir de la semaine dernière où il avait ramené Wittenberg chez lui, complètement ivre. Avait-il gardé cet épisode pour lui ou en avait-il parlé à quelqu’un ? Le capitaine n’avait jamais osé en discuter avec lui, mais il lui faudrait un jour crever l’abcès.
Mal à l’aise, Wittenberg tourna la tête en direction de la bibliothèque qui occupait un pan entier de mur. Il s’en approcha et l’observa dans son ensemble. Ce meuble révélait une psychologie ordonnée, un goût pour l’art. Quelle personnalité se cachait derrière tant d’ouvrages si méthodiquement rangés ? Il se replongea dans la lecture des deux dernières lettres.
7 juin 2016
Doc,
Je suis navré de votre comportement. Aucune de mes lettres n’a trouvé écho auprès de vous. Que faut-il faire pour attirer votre attention ? M’ignorer de la sorte ne fait qu’attiser ma rancœur. Je vous pensais être un homme d’honneur, vous me décevez profondément. Vous êtes conscient que je ne peux décemment m’en prendre à vous pour assouvir mon besoin de calme ! Vous êtes celui qui me connait le mieux. Qui m’aiderait ensuite à faire mon travail de reconstruction ? Je ne peux pas me permettre de raconter tous mes petits secrets à n’importe qui.
Doc, vous savez de quoi je suis capable, car vous être au courant de la noirceur de mon âme. Alors prenez-garde et cessez de jouer le mort ! Ce rôle ne vous sied pas correctement… pour le moment.
22 juin 2016
Mentir à l’homme qui vous soigne, c’est mordre la main de son maître. Je vous dois la vérité. Depuis quinze jours, il y a du neuf dans ma vie. Une énergie nouvelle s’est emparée de moi, j’ai l’impression de me réveiller après plus d’un mois de somnolence. Cet espoir, cette foi en l’avenir, ça me submerge et je le partage avec quelqu’un. Je m’éveille pour la première fois. Je profite, je jouis, j’avance, je progresse, je m’extasie, et tout cela m’envahit d’un bloc. Sans vous pour me guider.
Votre absence de réponse m’a fait comprendre que vous refusiez de me soigner à nouveau. J’ai donc cherché un palliatif. Depuis peu, je me passionne pour votre intimité et je ne regrette pas d’y avoir mis autant d’énergie. J’ai appris des choses très intéressantes comme le fait que vous possédez quelque chose que je n’ai pas. Une source de vie. La prolongation de votre propre existence. J’ai traqué cette lumière qui éclaire votre cœur, car c’est aussi une partie de vous. Elle soignera et purifiera mon esprit et purgera mes déviances, une dernière fois... Elle va le faire pour vous, pour nous, pour moi.
Je tiens tout d’abord à vous féliciter, car vous et votre épouse, paix à son âme, vous l’avez parfaitement réussie. Elle est magnifique. Et quelle surprise de découvrir qu’elle a le même regard que vous. Vous savez bien que j’adore les yeux, c’est entre autres le reflet de la conscience. On y lit tout, du bonheur aux pires souffrances. Sa voix aussi est incroyable, mélodieuse comme le chant des sirènes, surtout lorsqu’elle crie... Ne vous inquiétez pas, Doc, je vais bien m’occuper d’elle !
Vous avez bien compris de qui je parlais. Votre chair, la prunelle de vos yeux… Quoi que vous lui disiez me concernant, elle ne vous croira pas. Je lui ai présenté un autre visage, celui que vous avez tenté de me forger à travers votre psychanalyse, celui d’un homme doux à qui la cruauté fait horreur. Elle ne vous accordera pas de crédit, car elle sait que vous manquez de lucidité quand il s’agit de ses relations amoureuses. Elle m’en a déjà parlé. N’essayez pas non plus de lui montrer ces courriers, je lui dirai que c’est vous qui les avez rédigés ! J’ai beaucoup appris de vous… même votre façon d’écrire. Vous n’aviez pas remarqué ?
Wittenberg ne se faisait guère d’illusions sur l’interprétation à faire du contenu de cette dernière lettre. Bordier l’avait lue avant lui. Quelle impression lui avait-elle laissée ?
— Il parle de la fille du psy si j’ai bien compris.
— Visiblement, rétorqua Bordier.
— C’est sympa comme correspondance ! Le psy avait signalé les autres lettres à la police avant celle-ci ?
— Non, justement. Avant celle-ci, il n’avait pas pensé que ça pourrait aller plus loin.
— On aurait pu éviter un drame. On a des éléments supplémentaires ?
— Le type aurait avoué lors de ses séances de psychanalyse qu’il s’adonnait à des actes de tortures, du style SM et que plus d’une fois ça aurait mal tourné pour les participants.
— Et il ne s’est pas inquiété plus que ça d’avoir un phénomène pareil dans son cabinet ?
— Si, justement quand la deuxième lettre est arrivée, il a mené sa petite enquête et a découvert que la femme de la victime n’avait pas donné signe de vie depuis plusieurs jours.
— T’as essayé de contacter la fille du Doc ?
— Pas encore. Il y a encore quelque chose que vous devez voir. Suivez-moi !
Suivi du capitaine, l’officier s’engouffra dans le couloir jusqu’à une chambre qui semblait servir de bureau. L’ordinateur était allumé.
— Il avait visiblement démarré un nouveau courrier avant que l’autre ne débarque chez lui, lança le policier en invitant son supérieur à se pencher sur l’écran.
23 juin 2016
Doc,
Je m’excuse encore d’avoir poussé votre angoisse au paroxysme avec ma dernière missive. Je ne cherchais nullement à vous faire peur et j’ai conscience d’avoir utilisé volontairement des mots violents pour vous faire réagir et attirer votre attention.
Nous allons bientôt devenir trop intimes pour que nous puissions entreprendre un nouveau travail thérapeutique. Je suis tombé sous le charme de votre fille. Un diamant brut qui m’offre une vision de vie différente depuis une dizaine de jours.
Longtemps, je crus trouver en vous le remède à tous mes maux, mais aujourd’hui c’est votre fille qui m’indique la voie. Avec elle, je vais bien m’amuser et dans un futur proche, je lui montrerai une nouvelle forme de bonheur…
Un silence profond s’ensuivit, lourd comme une chape de plomb. Chacun avait son opinion sur la définition de ce nouveau bonheur. Qui était vraiment ce type ? Mytho, manipulateur sadique, déséquilibré ? Une sonnerie de portable retentit brièvement dans la pièce. En déplaçant quelques documents posés sur le bureau, Wittenberg le découvrit. Une enveloppe de message s’affichait sur l’écran. En cliquant sur l’icône, le contenu apparut :
« Chéri, ce soir je te présente un homme qui sera toujours là pour moi, mon psy de père. Bisous tendres Léa »
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