vendredi 30 septembre 2016

Toulouse Polars du Sud - 8ème édition






La belle ville rose de Toulouse accueille pour la 8ème année le Festival International des Littératures Policières. Du 7 au 9 octobre 2016.Cette anné le parrain est Qiu Xiaolong, écrivain chinois, créateur de l'inspecteur Chen.



Et oui encore un salon rempli d’auteurs de polar allez vous me dire, mais ce n'est pas que ça vous répondrais-je. Avant tout Toulouse Polars du Sud est une association, créée en 2008, qui rassemble des amateurs de littératures policières sous toutes ses formes - Romans noirs - Enquêtes - Énigmes - Historiques... Son but premier est de promouvoir les littératures policières et étrangères dans leurs diversités, d'inciter à la lecture et de combattre l’illettrisme.

Mais que se passe t-il  pendant ce mois d’Octobre à Toulouse ? 

Des conférences, des rencontres littéraires courtes de 30 minutes, des dédicaces sur le site du salon au sein du quartier Le Mirail, et dans les librairies partenaires du festival. Des auteurs iront a la rencontre du jeune public en partenariat avec 9 écoles, 6 collèges et 6 lycées, ainsi qu'a la rencontres des étudiants du  Centre universitaire Jean-François Champollion d’Albi, et le Centre de Ressources des langues à l’Université Jean Jaurès Toulouse. Et d'autres iront à la rencontre des salariés au sein des entreprises.

Une exposition de photo de Christelle Guillaumot au bar Le Cactus.

Un rallye-enquête concocté par Sire Cédric, a la découverte  de Toulouse sous son côté noir.



Des remises de prix:

Le prix de L'Embouchure
Le prix Thierry Jonquet, concours de nouvelles.
Le prix Violeta Negra.

La liste des auteurs invités se trouve par ici.

Vous avez compris, le week-end prochain je serai donc à Toulouse, et je m'en réjoui. 


jeudi 29 septembre 2016

Nouvelle N° 4 - La Mérule - Trophée Anonym'us 2017


Créé par

 Anne Denost et Eric Maravelias



Et pour cette 4ème semaine, je vous présente la nouvelle N° 4.


 LA MÉRULE

                                                             
Punaisée au mur, au-dessus de mon lit, une carte postale.
Une vue panoramique de Laguna Beach au coucher du soleil. Elle est pas signée, mais je sais bien qui me l’a envoyée. Une sacrée salope.
Il y a juste mon nom et ma nouvelle adresse pour dix piges. Sébastien Ramilet Prison Bonne-Nouvelle 169, boulevard de l’Europe 76000 Rouen.
Je voudrais bien savoir quel est l’enfoiré qu’a eu l’idée d’appeler cette taule « Bonne Nouvelle »…
Y’a tellement de cinglés ici que je sais pas si je sortirai vivant un jour, mais si j’y arrive, sûr que je partirai au soleil, loin de la Normandie et que jamais j’y refoutrai les pieds. J’y suis né et faut croire que je fais pas partie de ces ruraux accrochés à leur terroir comme des clébards à leur maître.
Je vous donnerai pas le nom du village, ça vous dirait rien. Un lieu-dit perdu entre rien et rien. Si des gens s’y arrêtent, c’est soit qu’ils tombent en panne, soit qu’ils sont perdus, voyez ?
Des fois, j’essaye de savoir quand tout a commencé à merder pour David et moi, l’instant exact où c’est parti en couille, et pis j’en arrive à la conclusion que dès le départ, c’était foutu.
Certains fils de putes naissent en Amérique avec une cuillère en argent dans la bouche et ben, David et moi, on était nés dans en Normandie avec l’ennui comme cadeau de baptême…
« Le bocage normand » que certains appellent ça romantiquement. Mon cul, ouais ! Le seul coin de France où de l’instant où t’apprends à marcher jusqu’à ce que tu crèves, ça se passe dans la gadoue.
Quand j’entends ces cons de Stone et Charden vanter les mérites de la région, j’ai envie de leur exploser la tronche. Le bocage, faut savoir la réalité ; il y pleut autant qu’un million de vaches qui pissent. À te changer le sang en eau.

La première fois qu’on avait essayé d’en partir avec David, on avait cinq ans. Un soir, après l’école, je lui avais dit, viens, je sais comment on va en Amérique ! J’avais tout prévu, pris des provisions dans mon cartable, des allumettes et une lampe torche. Pour une fois, il faisait beau. Il a pas hésité longtemps et on est partis à l’aventure au bout de la rue.
Les gendarmes nous ont retrouvés le lendemain à trois kilomètres du bled, couchés dans l’ancienne cidrerie. On croyait être presque arrivés pourtant…
Les gendarmes, ça les avait fait marrer notre histoire, mais nos parents, moins.
Les vraies tartes normandes, faut les avoir goûtées pour les apprécier. Elles te laissent des bleus et t’apprennent qu’il faut pas trop t’éloigner du droit chemin.
Après cette évasion ratée, on a appris la patience, car cette putain d’envie d’Amérique, ça nous a jamais lâchés.
À la maison, c’était pas trop l’éclate. Ça rancoeurait pas mal, ça commérait beaucoup. Fallait bien que nos vieux passent le temps entre deux averses.
Nos familles, elles étaient tellement ancrées dans le bocage depuis des lustres que c’était de la boue qui coulait dans leurs veines.
Ils étaient au courant de toutes les vieilles haines, des cocufiages et des fortunes pas très claires amassées par certains pendant la guerre. Nous, évidemment, on avait les oreilles qui traînaient avec David, on comprenait pas tout, juste que nos aïeux s’étaient mal démerdés et que c’était plus facile pour la famille de transformer un ratage en fierté. Quand la gnôle tombait dru dans les verres, ça ressassait, ça dégoisait, ça vomissait sa bile.
En attendant, David et moi, on était habillés comme des clodos à l’école et en plus, fallait s’estimer heureux. J’ai jamais pu leur pardonner ça à mes vieux et quand j’y repense, ça me fout vraiment la haine.
Notre univers, avant qu’on puisse s’arracher, c’était l’école, la pluie et la téloche.
Quand y’avait une éclaircie et qu’on pouvait crapahuter dehors, c’était pas pour faire des herbiers, mais des conneries comme attaquer les vaches au lance-pierres, ces réservoirs à merde stupides.
On attaquait toujours celles de mon voisin, Germain Langlois. On avait un contentieux avec lui, depuis longtemps. Il nous avait foutu dans la merde en allant fayoter à nos parents les conneries qu’on faisait. Il était pourri jusqu’à l’os, une véritable ordure que tout le monde craignait. Il avait entourloupé tout le monde au bled, mais y’avait omerta.
Le pire qu’il ait fait dans le genre escroquerie, c’est dans la vente immobilière. On avait dans les quatorze ans quand c’est arrivé. Il avait vendu une longère à un Parisien qui voulait se retirer tranquille au village pour passer une retraite peinarde.
Tout le monde savait que la baraque valait pas un clou, rongée par la mérule, ce champignon qui te gangrène une maison patiemment, silencieusement, mais personne a rien dit, même pas l’agent immobilier.
On n’aimait pas les étrangers par ici, surtout s’ils étaient Parisiens et qu’ils roulaient en Jaguar.
Le Germain avait embauché des cousins pour faire une belle remise en état à grands coups d’enduit et de rafistolages pour dissimuler l’état de la maison.
L’expert, le notaire, tout le monde était dans le coup pour entuber l’étranger.
On l’aimait bien nous le Parisien. Monsieur Tellier qu’il s’appelait. Il nous avait vu zoner et nous avait proposé de tondre sa pelouse, faire ses courses, de petites corvées qu’il nous payait bien. Parfois, il nous invitait à l’apéro et il nous racontait ses voyages en Amérique. Un chouette bonhomme, vraiment.
L’été d’après, il était mort enseveli sous la baraque.
Tout le monde a ricané. L’affaire a été classée et le Germain a racheté son terrain pour que dalle.
Ça avait occupé les conversations des habitants pendant des mois et ça suffisait à la vie culturelle locale.
Nous, on s’est mis à tous les détester au village, mais notre haine s’est cristallisée sur le Germain qu’on a rebaptisé La Mérule.
Il était pourri de l’intérieur, dans tous les sens du terme. Une ordure.
Il vivait comme un clodo dans son bouge même si une rumeur persistante disait qu’il était riche comme Crésus.

On a continué de pousser entre l’ennui et la pluie et on a commencé à toucher à l’alcool et à la fumette pour s’évader.
Je suis rentré en apprentissage chez Renart et Fils, le garage du village. Mon père a dit au vieux de m’en faire chier et l’autre a été trop content d’obéir impunément.
Toutes les pires merdes à faire, c’était pour moi et l’atelier était pas chauffé. Heureusement, dans ma tête, j’étais loin parfois, au chaud sur la plage de Venice. J’essayais de mettre des thunes de côté, mais le peu que je gagnais partait dans la défonce. David s’est fait virer du lycée agricole et son père l’a obligé à bosser à la ferme.
À dix-huit ans, on n’avait toujours pas quitté notre province, faute de moyens.
Notre échappatoire, c’était d’aller fumer et boire dans l’ancienne cidrerie.
Cette ruine, c’était notre royaume. On faisait des barbecues dans les gravats, on taguait les bouts de mur encore debout. Personne venait nous faire chier à part les gendarmes une fois de temps en temps. Ça leur durait une semaine ou deux et puis, ils nous lâchaient.
En attendant, on allait se garer sous le pont de la nationale et à part déglinguer des packs de bières, on s’occupait intelligemment.
On mettait le chauffage à fond et on apprenait des passages entiers du Guide du Routard Californie. On répétait aussi des leçons d’anglais enregistrées, mais on n’était pas trop au point, d’autant que depuis peu, on avait trouvé un nouveau hobby : Marie, la petite nièce de La Mérule.
On la calculait plus depuis un bail, elle était vraiment trop louche, mais un jour qu’elle nous avait vus passer en caisse, elle nous avait fait de grands signes pour qu’on s’arrête.
– Vous faites quoi ? qu’elle avait demandé.
– On fait un tour, c’est tout, avait dit David.
Elle était montée et David m’avait fait un clin d’œil. Il avait une idée derrière la tête.
Arrivés sous le pont et on avait roulé un joint, bien chargé. On se doutait qu’elle avait jamais fumé alors on lui a proposé de tirer quelques lattes et de boire un peu de whisky. Ça l’a un peu détraquée et nous on commençait à être bien chauds. David est passé sur le siège arrière. Elle était un peu à la masse, mais elle avait l’air d’être consentante. Je me suis replongé dans le Guide du Routard. Hollywood. Mulholand Drive. Malibu. J’avais du mal à me concentrer avec les bruits de succion à l’arrière. À un moment, David a dit :
– Je veux bien te baiser si Seb peut aussi…
Elle a un peu râlé, mais après quelques gorgées de whisky, elle a plus rien dit, juste écarté les cuisses. David a rigolé et m’a tapé sur l’épaule en baissant son froc. Je savais qu’il était plus puceau, pas comme moi. Le temps qu’il conclue, je cherchai une excuse pour me tirer, mais je voulais pas passer pour un con. Quand il a eu fini, il s’est refroqué, m’a donné une capote et est repassé à l’avant.
J’ai jeté un œil à Marie. Le spectacle était pas très bandant, mais j’ai pris sur moi et je l’ai baisée.
David a roulé un autre pétard pour fêter ça, mais moi, je me sentais un peu mal quand même pour Marie. Elle avait pas inventé le fil à couper le beurre et je me demandais si elle se rendait bien compte de ce qu’elle avait fait avec nous.
On l’a laissé dormir et on a parlé de l’avenir. À un moment, elle s’est réveillée. Elle était verdâtre et a juste eu le temps de sortir en slibard sous la pluie pour gerber. Elle est remontée et on est partis.
– Je pourrais revenir la semaine prochaine ? qu’elle a demandé. Je me suis senti moins coupable du coup.
Elle est revenue avec nous tous les samedis. À force, elle maitrisait un peu mieux ses haut-le-cœur, pis elle s’endormait plus quand on la baisait. Elle participait, c’était quand même mieux.
Elle commençait à faire partie du décor, comme la pluie ou les pommiers. Nous on était toujours avec nos histoires de Californie, on s’était même fait faire des passeports. Un soir, Marie nous a dit qu’elle voulait partir avec nous. David a pas aimé.
– Pas question qu’on emmène une greluche en Amérique, qu’il a dit méchamment. 
Elle faisait partie du paysage ici et le paysage, on pouvait plus le voir en peinture. L’Amérique, ce serait que nous deux, point barre…
Elle nous a traités de connards et est partie en claquant la porte.
On était explosés de rire à la regarder glisser dans la gadoue avec ses talons de douze…
– Pour les meufs, on verra sur place, c’est pas ça qui doit manquer, a conclu David.
                                                             
L’hiver est arrivé et je me tapais toujours des vidanges toute la journée. David nettoyait la merde des vaches chez ses vieux. On s’occupait du mieux qu’on pouvait le week-end, mais depuis que Marie nous faisait la gueule, ça nous titillait quand même un peu dans le calebut. On avait pris goût à la baise facile.
Elle a pas tenu longtemps sans venir nous voir parce qu’elle se faisait trop chier chez elle le week-end. On a recommencé à picoler et à baiser, comme avant.
Des fois, elle piquait une bouteille de gnôle dans la cave paternelle. Un truc à vous arracher la tête, production maison.
Un soir, elle nous a même fait un cadeau, preuve qu’elle était pas rancunière : Un flingue avec une boîte de munitions.
– Où t’as dégoté ça ? a demandé David
– Mon père en a trouvé une caisse dans un de ces souterrains que les Boschs avaient creusés pendant la guerre. C’était un Luger, hyper bien conservé.
– Mais, on n’est pas censés les rapporter à la gendarmerie ? que j’ai fait à Marie.
– Si, il l’a fait, mais j’en avais piqué un avant. J’ai pensé que ça vous ferait plaisir…

Avec notre nouveau jouet, on s’est exercés à tirer un peu sur tout, des cibles, des canettes et des rats. Ça nous changeait un peu de la fumette et de la picole. Marie nous regardait, mais voulait pas essayer, jamais.
– C’est laid une femme avec une arme dans les mains, qu’elle disait.
-Avec ou sans arme, elle est moche de toute façon, ricanait David dans son dos…

Les semaines passaient et on tirait des plans sur la comète, on délirait de plus en plus sur l’Amérique.
On avait jugé un peu trop vite que Marie avait lâché l’affaire avec son idée de partir avec nous.
Elle a recommencé à s’incruster dans la conversation.
– Je ferai une formation d’esthéticienne, on prendra un appartement ou une maison et on partagera le loyer. À trois, on s’en sortira.
On a fini par lui dire oui pour pas qu’elle fasse la gueule, mais dès qu’elle avait le dos tourné, on ricanait.
– Mais qu’est-ce qu’elle croit ? disait David.
La thune rentrait pas vite, on arrivait pas à être sérieux, mais vu ce qu’on touchait, ça paraissait difficile d’épargner.
Le seul truc concret qu’on avait fait, c’était les passeports. Ils attendaient juste un coup de tampon et nos culs, de se poser dans un avion. Il fallait que quelque chose arrive, vite, et c’est ce qui s’est passé.

Un soir, Marie est arrivée avec un énorme coquard à l’œil gauche. David lui a demandé comment c’était arrivé.
– Le Germain est venu voir mon père. Il lui a dit qu’il nous voyait ensemble tous les week-ends à la cidrerie. Mon vieux a pas apprécié. Il m’a traitée de pute, de salope, pis il m’a cognée.
Nous on s’est regardés, genre : ça pue les emmerdes ! À force de renifler le fumier, on avait l’odorat surdéveloppé. Il commençait vraiment à nous faire chier ce vieux con, mais c’était pas nos oignons après tout. Des gnons, on en avait eu plus qu’à notre tour par nos darons respectifs. On savait juste que ça craignait de continuer à traîner avec elle. Allez savoir ce qui pouvait se passer dans la tête du père de Marie quand il était bourré ? Il avait bien flingué le chien du voisin un jour parce qu’il aboyait. Y’avait un silence de plomb dans la voiture si on excepte le bruit de la pluie sur le pare-brise. C’est là que Marie a lâché une bombe.
– Le Germain, il est jaloux de vous, c’est tout. Il me viole depuis que j’ai onze ans. Il croit que je lui appartiens.
On s’est regardés avec David. Qu’est-ce qu’on pouvait répondre à ça franchement ?
Il s’est tourné vers elle et pour une fois, lui a parlé gentiment.
– Il est tard, on va te ramener.
Elle a pas réagi, mais dès qu’il a commencé à rouler, elle a lâché un deuxième scud.
– Je sais où il planque ses lingots.
Elle essayait de se rendre intéressante, évidemment. Comme David levait les yeux au ciel, j’ai quand même voulu en savoir plus.
– Je croyais que c’était des conneries, des rumeurs…
– Des tas. Il en a des tas, parole, a dit Marie.
Un ange, ou le diable est passé dans l’habitacle.
On a plus dit un mot jusqu’à ce qu’on la dépose, mais y’avait comme une quatrième personne dans la voiture. Une idée si puissante que ça semblait prendre vie et respirer. Ça gambergeait dur dans la caboche de David. Je pouvais voir la plage de Laguna en technicolor dans ses yeux…
Le temps passant, j’essayais de ne plus penser à cette histoire de lingots, mais des semaines à me les geler dans l’atelier, ça faisait remonter l’idée à la surface comme un cadavre mal lesté.
Combien de temps encore je tiendrais avant de leur foutre un coup de démonte-pneu en pleine gueule aux Renart père et fils ?
David, c’était pas mieux de son côté. Son père lui faisait faire les pires trucs dégueulasses, juste pour montrer aux autres ouvriers qu’il y avait pas de favoritisme.
Je savais qu’il travaillait de la caboche à cause de l’histoire des lingots. Il devait peser le pour et le contre, échafauder des plans. Il avait toujours été plus réfléchi que moi. Et plus intelligent aussi.
Le samedi soir, on est passés chercher Marie. David a roulé plus longtemps, histoire de trouver un coin vraiment peinard pour causer tranquille.
Marie a parlé la première.
– Le vieux est invité chez mes parents mardi soir. Une fois qu’il est parti à picoler avec mon père, y’en a pour jusqu’au petit matin…
David s’est raclé la gorge.
– Tu seras là pour nous montrer ?
– Je resterai juste à l’apéro avec eux et je vous rejoindrai à pied, c’est pas loin. Y’a plus de risques, son clebs est mort. Elle parlait comme d’habitude, de cette voix calme et basse, comme si elle récitait l’annuaire. C’est son attitude sereine qui nous a décidés, je crois.
Ce soir-là, on l’a pas baisée. On était trop occupés à réfléchir.
                                                                    
Le lundi matin, David est passé me chercher à l’aube. Je l’attendais, planqué dans la grange. Avant de me déposer au taf, on a été cacher nos valises et nos passeports dans le puisard de la cidrerie. David y a mis le flingue et les munitions aussi.
Pendant deux jours, j’ai eu l’estomac en vrac. Je dois avouer que j’avais les foies. On en avait fait des conneries, mais piquer des lingots, c’était autrement plus grave… Y’aurait pas de retour possible en France. 
Tout ça formait un magma ultra brûlant dans ma tête, mais y’avait la Californie qui se profilait aussi et ça, c’était plus possible d’y renoncer. On en avait marre d’en rêver, on voulait une autre vie, au soleil.

Le mardi vers 17 h, il m’attendait devant le garage. Le vieux m’avait fait chier toute la journée, mais j’avais supporté sans broncher. Bidonné que j’étais à l’intérieur. Vieux con, va ! Crève ! Bouffe-la, ton huile de vidange ! Pour moi, c’est fini la vie dans le bocage !
David était soucieux lui aussi. Il savait qu’on allait franchir un point de non-retour. Et si elle avait raconté des conneries, qu’est-ce qu’on risquait ? Se faire prendre pour un cambriolage ?
On est retournés chacun chez nous pour manger et pas éveiller les soupçons. J’ai observé mes vieux pendant le repas en me demandant s’ils me manqueraient quand je serais en Californie. Ma mère, à la rigueur, et encore.
Après le café, j’ai enfilé mon blouson. Mon père était vautré dans le canapé à mater je ne sais quelle merde. Il m’a regardé.
– Où tu vas traîner encore ? Tu travailles demain, tu te rappelles ?
– Je vais faire un tour, que je lui ai répondu et j’ai claqué la porte.
Voilà, les adieux, c’était fait. Simple et concis.

Il a fallu qu’on se gare assez loin de chez la Mérule, pour pas s’embourber. Fallait voir l’état des chemins qui menaient à son bouge.
On s’est approchés en faisant gaffe. Il faisait nuit noire et il flottait dense. Pas de lumière, pas de mouvement. Marie avait dit vrai. Le vieux était pas là. Son clébard était crevé le mois d’avant, un molosse qui terrorisait les environs. Ça aussi ça tombait bien. On s’est détendus et même qu’on a rigolé quand il s’est vautré dans la boue.

On a pas eu de mal à ouvrir la porte d’entrée au pied de biche tellement le bois était pourri. Quand on est rentrés, une odeur de rance et de pourriture nous a sauté au visage. Avec nos torches, on a éclairé et ce qu’on a vu, c’était un paysage de désolation, putain !
Fallait voir le bordel là-dedans ! Un repaire de clodos ! On se les gelait, le vieux chauffait pas. La buée nous sortait par tous les trous. Y’avait pas cinq minutes qu’on était entrés qu’on a entendu un bruit. On a éteint nos lampes et plus moufté.
– C’est moi, a chuchoté Marie.
David l’a éclairé avec sa torche. 
– Putain, tu nous as foutu une sacrée trouille ! Alors, il les planque où ses lingots ?
Je sentais la peur dans sa voix, c’est contagieux ces trucs-là et j’ai eu envie de me pisser dessus.
– C’est par là, dans la dépendance. Et elle nous a emboîté le pas. Fallait faire gaffe ou on marchait, y’en avait partout. On l’a suivie tant bien que mal dans ce dépotoir jusqu’à arriver dans une sorte de remise accolée à la maison. Elle a déblayé quelques cagettes et vieux pots jusqu’à dégager un pan de mur.
Elle a braqué le faisceau de la torche sur un vieux four à pain.
– C’est là, sous la plaque de fonte.
On lui a demandé de nous éclairer et on a commencé à essayer de soulever la plaque. C’était lourd comme un âne mort cette merde !
Quand on a enfin réussi à la faire pivoter et que Marie a éclairé la planque, c’est comme si y’avait eu un soleil au milieu de la nuit qui nous aveuglait. On aurait même dit que ça dégageait de la chaleur.
On est restés un petit moment fascinés jusqu’à ce que Marie nous ramène à la réalité et nous tende un sac de toile.
– Faut se grouiller maintenant…
On a commencé à remplir le sac en tremblant. On se rendait bien compte que c’était grave ce qu’on était en train de faire.
On avait presque fini quand on a entendu comme une sorte de grattement. On a vite éteint nos lampes.
– Qu’est-ce que c’est ? a chuchoté David
– Ça doit être un rat, a dit Marie. Y’en a partout dans la baraque.
Comme elle connaissait bien la maison, elle est partie voir ce que c’était.
On est restés David et moi dans le noir et le silence, tétanisés, en attendant qu’elle revienne. Ça a pas duré bien longtemps, le calme.
Tout à coup, la pièce s’est illuminée. La Mérule était devant nous, sa pétoire à la main !
– Bande de petits enculés ! qu’il a dit en nous braquant avec son fusil.

– On se calme, a juste eu le temps de dire David qu’était devant moi.
J’ai pas reconnu sa voix putain, et ça m’a foutu encore plus les foies… J’avais jamais senti la peur chez David…
Sûr qu’on allait finir en taule, et pour longtemps ! Le vieux nous regardait. Je pouvais sentir son haleine chargée de gnôle à au moins trois mètres.
Et pis comme ça, sans sommation, il a tiré.
Je me suis jeté derrière une armoire déglinguée, paniqué. 
J’attendais, les yeux fermés comme si ça pouvait me sauver ! David pleurait. J’ai jeté un œil par un interstice. La Mérule avançait.
– Tu vas sortir connard ! qu’il gueulait.
Tout à coup, j’ai aperçu Marie qu’arrivait derrière lui sans faire de bruit. Elle a sorti le Luger de sa poche, j’en revenais pas !
Le vieux était plus qu’à un mètre de moi quand le coup de feu est parti. Il a pris un pruneau en pleine tête et s’est effondré. Marie a jeté son arme par terre et s’est barrée. Je comprenais plus rien, j’étais terrorisé, mais David m’a appelé. Je pouvais pas l’abandonner alors j’ai respiré un grand coup et rampé vers lui tout en gardant un œil sur la Mérule.
J’étais complètement flippé, mais j’ai trouvé la force de prendre David dans mes bras.
Il pleurait et se cramponnait à moi. Je l’avais jamais vu chialer et ça m’a crevé le cœur…
Là, j’ai oublié les lingots, les problèmes, la Mérule, les flics. C’était mon meilleur pote qui se vidait de son sang. Je suis resté comme ça longtemps, sans savoir quoi faire pis d’un coup, j’i gueulé du plus fort que je pouvais.
– Marie ! Marie ! T’es où bordel ? Marie ! Faut appeler les pompiers !
Je sentais David partir.
– Me laisse pas David, me laisse pas… Ses yeux lagon prenaient la couleur d’un marécage. Je me suis mis à pleurer aussi.
Je suis resté comme ça jusqu’à ce que David perde connaissance. Putain, je l’ai pas quitté des yeux. Je sais pas combien de temps ça a duré. Il a essayé de me dire quelque chose, mais il a eu un hoquet dégueulasse et j’ai compris qu’il était en train de mourir. Il est mort peu avant l’aube.

C’est les gendarmes qui nous ont séparés David et moi. Je voulais pas le lâcher, je voulais pas qu’ils me le prennent. J’étais couvert de son sang, putain. Je pouvais pas croire que jamais je le reverrais…
L’enquête a été vite bouclée. Un cambriolage qui a mal tourné. Les gendarmes dans le bocage, c’est pas vraiment les experts Miami… Ils ont retrouvé le Luger dans la pièce avec nos empreintes dessus. Ils n’ont jamais vraiment cru ce que j’avais raconté sur Marie. Selon eux, je ne voulais pas être tout seul à payer et puis, les parents de Marie avaient déclaré qu’elle n’avait pas bougé de la soirée. Peut-être qu’ils étaient dans le coup aussi, va savoir… 
Marie elle nous l’avait jouée à l’envers. Elle avait récupéré le Luger et fait d’une pierre deux coups en se vengeant du vieux et en partant avec les lingots.
Faut croire qu’elle était pas si con finalement, la Marie…

vendredi 23 septembre 2016

Nouvelle N° 3 - Comme un lapin - Trophée Anonym'us 2017


Créé par

 Anne Denost et Eric Maravelias



Troisième semaine.
Troisième nouvelle.

Et donc la voici...



Comme un lapin.

   Flashé ! En pleine gueule. Ignacio est vexé. Se faire flasher à soixante kilomètres/heure sur une route déserte limitée à cinquante. Et à vingt-trois heures passées en plus. C’est vexant, injuste et mesquin. Ignacio ralentit. Fait encore deux-cents mètres. Coupe ses phares. Se gare sur le bas-côté, limite du fossé. Farfouille dans son coffre. Pas facile, il fait nuit. Mais il trouve des trucs. Ça l’fera bien. Même la bouteille d’acide chlorhydrique qu’il y a planquée pour pas que ses gosses jouent avec. On a toujours des chiottes à détartrer. Il va pouvoir lui causer au keuf sournois qui vient de le piéger. Ignacio est invisible. L’autre, au volant de son Opel banalisée, est juste éclairé par l’écran de sa machine à con.

   Trois heures du mat. Ça grouille sur la départementale. Appel de détresse du gars qui gère le radar mobile, puis plus rien. Le commissaire, réveillé dans son premier sommeil, vient juste d’arriver. Pas commode, le commissaire Saint Antoine. Surtout à cette heure. Surtout à cet endroit. La rase-campagne. Il se demande quelle idée on a eu de coller, ici, un radar, en pleine nuit. C’est sûr que c’est du 100 % de réussite. Rouler à cinquante sur cette ligne droite, faut maîtriser ou conduire en tongs. La scientifique est passée et repartie. Elle a fait son taf et il reste un bout de nuit à profiter. Il aura le rapport demain, mais à priori y’aura pas grand-chose. Pas d’empreintes, pas d’ADN, que dalle. Il ne pleut pas et on voit les étoiles. Une nuit ensoleillée en quelque sorte. C’est déjà ça. Mais le bucolique s’arrête là. Le flic, pourtant aguerri, n’en croit pas ses yeux. Une scène de crime, puisque le suicide a été écarté d’emblée, pas ordinaire s’offre à ses yeux blasés : l’agent est pendu par un pied à une branche de platane. Première résolution : ne plus installer de radar mobile sous un arbre. Il a été préalablement assommé avec un marteau ou une clé à molette de gros calibre d’après le lieutenant qui est venu le rejoindre et lui faire la causette. Pendu par un pied avec une cordelette d’un modèle diffusé dans tous les magasins de bricolage du canton.
– Mais c’est pas ça qui l’a tué ? On n’a jamais tué personne en l’assommant et en le pendant par un pied. Tout au plus on lui luxe la hanche.
– Non patron ! Approchez-vous et regardez mieux.
Faut se pencher. L’herbe est glissante au bord du fossé au-dessus duquel la victime est accrochée. Malgré les étoiles on n’y voit rien. Le lieutenant éclaire le pendu.
– Regardez... Là…
Il éclaire le visage qui ne dit rien au commissaire, mais il ne s’occupe pas de la sécurité routière et il ne peut pas connaître tout le monde. Salement amoché. Le nez en sang, l’œil…
– Putain, son œil ! lance le flic en reculant brutalement. Ses deux pieds glissent dans le fossé sur le bord duquel il se retrouve assis.
– Vous salopez la scène de crime, patron. Ben justement, c’est ça ! On lui a retiré un œil et il s’est vidé de son sang. Dans le fossé où vous pataugez.
Double salto arrière et Saint Antoine se retrouve en position verticale sur le bord de la route.
– Comme un lapin, articule-t-il.
– Je ne vois pas…
– C’est ainsi que, quand j’étais môme - ça remonte -, ma grand-mère tuait les lapins à la ferme. Je m’en souviens, ça m’a traumatisé à vie. Pendu par les pattes arrière, un coup de masse derrière les oreilles et, hop, l’œil arraché au canif. Et le sang qui coule dans une casserole. Le lapin trésaille et il est difficile de comprendre à quel moment il passe de vie à trépas.
– Vous pensez que c’est un fermier qui a fait le coup ?
– Pas forcément, c’est anecdotique. Faut vraiment avoir la haine pour tuer un fonctionnaire comme ça. On a constaté quoi d’autre ?
– Rien. Aucune empreinte. La bagnole ainsi que le matériel ont été aspergés d’acide. La scientifique penche pour du chlorhydrique facilement trouvable en grande surface. On a interrogé Rennes (le centre qui reçoit, par Internet, les clichés des radars de tout le pays), le gars n’avait rien transmis depuis une demi-heure avant qu’il ne déclenche l’appel de détresse. Autant dire qu’on n’aura rien sur les photos. Le disque dur a été particulièrement copieusement arrosé. Irrécupérable. Les collègues l’ont quand même emporté.
– On a retrouvé des trucs ? Le marteau ? Des traces de pas ?
– Rien… même pas l’œil ! Mais quand les premiers sont arrivés sur les lieux il y avait des renards qui essayaient d’attraper la victime. Mais ils ne sautaient pas assez haut. Pour l’œil ça leur était plus facile.
– Eh ben, ça promet. On peut le décrocher ?
– On attend votre feu vert. Le légiste voudrait bien l’embarquer.

   Neuf heures, le commissaire fait les cent pas dans les douze mètres carrés de son burlingue. Ça limite. Il a peu dormi. Il n’a pas dormi en réalité. Dès qu’il fermait l’œil il voyait celui qui manquait à son collègue accrobrancheur nocturne. Il attend les rapports de la scientifique et du légiste. Le jeune lieutenant est déjà arrivé aussi. Il est jeune, il fait un peu de zèle. Impec le gamin, rasé de près, changé et il sent bon. Pas le commissaire qui n’attend plus rien de la carrière. Le commissaire, il attend les rapports et les prochains coups tordus que lui réservera son job. Il n’attend pas longtemps car le légiste tape à la porte de son bureau :
– Ça a été vite fait et je me suis dit que vous deviez être impatient.
– En effet. Alors ?
– Les premières impressions sont confirmées.
– À savoir ?
– Votre collègue a été sorti de la voiture manu militari. Il devait somnoler et aura été surpris. C’est un peu routinier son boulot, et à cette heure… Enfin bref, on lui a collé un coup de… je penche pour un outil lourd, une clé à molette de plombier par exemple. La trace est plus nette que celle d’un marteau, mais tout aussi destructrice. Il devait être bien dans le coltard quand l’autre... J’écarte la possibilité d’une femme, il fallait être au moins très sportif. Quand l’autre, je disais, a fait passer sa corde sur la grosse branche et l’a suspendu par le pied. Il suffisait de tirer et votre gars se retrouvait, à un mètre cinquante du sol, la tête en bas. Il avait perdu connaissance car, au niveau de la cheville, les marques faites par la corde sont nettes. S’il s’était débattu elles auraient été bien plus importantes. La suite vous la savez : L’œil arraché. N’importe quel couteau pointu faisait l’affaire. Genre Opinel. L’hémorragie a été rapide. Le gars n’a pas trop dû se sentir mourir. Juste que ses rêves n’ont pas été jusqu’au bout. M’étonnerait que le mec qui a fait ça ait emporté l’œil. Sinon ça serait inquiétant, ça voudrait dire que c’est une sorte de fétichiste et qu’il va recommencer. Je pense que des prédateurs nocturnes, oiseaux ou renards, en ont fait leur dîner.  
– En effet, rien de bien neuf.
– Je vous laisse le dossier, les photos et mon rapport détaillé. Mais je vous ai tout dit. Je vous ai juste passé l’analyse toxico qui n’a rien révélé d’autre qu’un taux d’alcoolémie très classique dans votre profession, voire même relativement modéré. Il avait mangé un kebab et des frites à peu près quatre heures avant le drame.
Le toubib se lève et repart vers d’autres aventures. Saint Antoine reprend ses cent pas - il avait pas fini – en attendant la suite. C’est le jeune lieutenant, un sportif le mec, infatigable, qui la lui apporte, la suite : 
– Ça y est, on a le rapport de la scientifique. Y’z’auraient pu rester couchés, ceux-là.

– Montre voir ! (note de l’auteur : quelle expression pléonasmatique que ce « montre voir »)
C’est vite lu. Aucune trace autre que l’évidence. Pas d’ADN, si on retire celle de tous les flics de la brigade qui ont eu, un jour ou l’autre, à utiliser ce véhicule radar mobile. Pas d’empreintes probantes, hormis celles des mêmes flics. La corde n’a rien révélé. Une corde neuve manipulée avec des gants. Le gars a évité d’éternuer dessus. Pareil pour la bagnole et l’acide, bien du chlorhydrique, a tout détruit. Le matos est irrécupérable et le disque dur est moins facilement analysable qu’un mille-feuille qui serait passé sous un trente tonnes.
– On va aller loin avec ça. Et l’enquête ? Le voisinage, les témoins etc... ?
– Vous rigolez, commissaire ! Vous avez vu les lieux…et l’heure. Y avait pas un chat, pas de caméras de surveillance, pas de voisins, nada ! Le dernier « témoin » est le gus qui s’est fait flasher par notre collègue avant que celui-ci ne télétransmette l’image à Rennes. C'est-à-dire une demi-heure avant le drame. M’étonnerait qu’il nous apprenne grand-chose.
Que faire ? Le commissaire est un peu sec, complètement désorienté. Ses habitudes et réflexes ordinaires il peut aller les accrocher dans le platane. Il lui reste juste assez de corde pour le faire. Pas de témoin à interroger. À la rigueur faire le profil et l’entourage de la victime. Après tout, on peut être flic et n’en être pas moins homme, avoir des maîtresses, être cocu, être joueur ou mauvais payeur. Allez savoir avec tout ce qui se passe de nos jours. On ne peut plus être sûr de rien. Le lieutenant est toujours là.
– Tu me fais le profil de la victime. Le grand jeu : la famille, les habitudes, les fadettes, les collègues, l’ordi… tout, quoi !
– C’était un collègue…
– Et alors ? C’est pas une raison. Il a bien été assassiné, non ?
– Oui c’est vrai.
– De toute façon, y’a rien d’autre à faire.
Le lieutenant se tire, pas convaincu, mais chargé de mission. Aller fouiller dans le passé d’un collègue, il se demande si c’est bien déontologique. Mais c’est vrai que ça se fait pour les autres victimes. Et puis, il ne le connaissait que vaguement de vue ce type.

   Deux jours ont passé. Toujours rien. L’enquête de proximité, côté du collègue-victime, n’a rien donné, elle non plus. Un mec transparent. Célibataire auquel on ne connaissait pas d’autres passions que la télé et les week-ends dans l’Yonne, chez sa famille, quand il en avait l’occasion. Facebookien forcené, c’était sa seule utilisation du net. Et alors, vraiment rien de notoire. Facebook, quoi ! Un compte bancaire limpide comme de l’eau bénite, un voisin idéal toujours prêt à rendre de petits services, une vie sexuelle aléatoire à laquelle participait une autre collègue, célibataire elle aussi. Ses seuls amis étaient ses collègues depuis qu’il avait rejoint la police des routes, il y a trois ans, à sa sortie de l’école. Pour la première fois de sa longue carrière le commissaire se trouvait en face d’un crime parfait pas déguisé. Parfait par l’absence totale d’indice. À part des aveux, des remords du coupable, il n’avait rien à espérer dans ce merdier.

   La préfecture a eu tôt fait de réparer l’Opel afin qu’elle reprenne du service dans les meilleurs délais. Le budget de la nation en dépend. Par contre l’agent qui y était affecté, vous l’aurez compris, n’est pas vraiment réparable. En embaucher un autre serait contraire aux intérêts du même budget. Comme, dans ce métier, les merdes se cumulent plus volontiers que les réussites, c’est à Saint Antoine qu’échoit la mission de trouver dare-dare et provisoirement un remplaçant à l’agent suspendu (pour les raisons que vous connaissez et de la manière que vous savez). Il ne manquait plus que ça. Il le prend un peu pour une punition, mais ne peut pas prétendre avoir particulièrement brillé dans cette affaire. Il a pris sa décision : puisque c’est provisoire, il va y coller son lieutenant. Ça lui rabattra un peu son caquet à ce bleu. Ah ben tiens, justement, le voilà qui se ramène avec son air de cowboy branché !
– Lieutenant, vous tombez bien !
– Bonjour monsieur le commissaire. En quoi puis-je vous aider ?
– C’est un service que je vais vous demander. Une expérience aussi, vous verrez. Mais je tiens à préciser d’emblée que c’est provisoire.
– Si c’est précisé ainsi, ça ne doit pas être très jouissif. Je vous écoute.
– On m’a demandé un homme pour remplacer, provisoirement je tiens encore à le préciser, l’agent de l’Opel au radar.
– Ah ben, en effet, je rêvais d’autre chose ! Vous n’avez personne d’autre ?
Non, il n’a personne d’autre. C’est la seule tête à claques du service. Mais le commissaire n’a pas que ça à faire :
– Écoutez, mon petit Ignacio, vous permettez que je vous appelle par votre prénom ? C’est un ordre et point barre !

Fin.
Version peu édulcorée de l’arroseur arrosé 


mercredi 14 septembre 2016

Nouvelle N° 2 - Chez nous ! - Trophée Anonym'us 2017


Créé par

 Anne Denost et Eric Maravelias




Voici la deuxième nouvelle à entrer en lice pour ce trophée 2017.



« Chez nous ! »


Alain la Masse Massia est seul au premier rang, juste derrière le chauffeur, il a besoin des deux sièges. Derrière les vitres rectangulaires, il tire sur sa médaille de baptême, le seul rappel de là-bas, maintenant qu’Albert est mort.

La Provence file, déjà pelée.

La Masse l’appelait Albert. Et il continue, même quand il pense, aujourd’hui encore. C’est dans ces moments qu’il lui manque. Son père savait toujours quoi faire. C’était déjà le plus gaillard à la rivière. Avec ses peaux salées gros, ses bidons bleus aux couvercles noirs, des bouffeurs de bronches à faire pâlir les Gitanes, et ses chariots qui empestaient les menstrues, et les foulons qui s’ébrouaient sous le hangar en pissant la trempe au chrome, et les rats obèses gavés de chair pourrie, et les gars, et les vapeurs d’Oran. Et puis l’immense fabrique à souvenirs pour ceux qui restent, Albert, entre quatre planches de sapin.

Albert.

Les vingt-deux gosses chougnent comme un seul homme dans son dos. Les cinq du dernier rang sont liés, bras dessus bras dessous. Ils chialent depuis le coup de sifflet final. La douche y a rien changé. C’est Hicham, le pilier droit, qui pleure le plus. S’il y avait une justice, la digue du cul sortirait de leurs poitrines en feu, ils chanteraient leur gloire.

La Masse se sèche le crâne avec la serviette Crédit Mutuel que Myriam repasse le vendredi, en même temps qu’elle repasse les maillots noirs et blancs de la génération 2003 de l’US, la meilleure génération que la Masse a jamais entraînée depuis qu’il a commencé avec les gosses au club, c’était vers la fin de l’été 89. Myriam le fait le vendredi. Elle garde que Gaëlle et Meyel ce jour-là, la maman de Gaëtan bosse pas, ils l’ont mise aux quatre-vingts pour cent au centre de tri postal, sans rien qu’elle demande, elle a plus besoin d’Ass-mat. Le rituel, c’est poisson le midi, maillots après.

Myriam met moitié moins de temps depuis Noël, depuis qu’Alain lui a offert la centrale vapeur, la grosse Auto-control de chez Calor, celle avec le réservoir rouge. Jamais elle met plus de deux heures, lavage compris, même l’hiver quand les terrains sont boueux. Elle se fait ses petits records, Myriam, et quand c’est vent du Nord, les maillots sentent le colin.

La Masse s’éponge sans trop se frotter les yeux. Le reflet du micro sur le pare-brise attrape son regard, traverse ses larmes chaudes qui lui font gonfler les paupières au lieu de lui couler sur les joues.

C’était écrit.

Il en dort plus depuis le dimanche soir. Nîmes est peut-être plus près que de Toulon, mais le stade Kaufmann, sur le symbole, c’est la Méditerranée. Et on se fait toujours baiser par le comité, ou par la fédé, ou par les deux, et le match à 15 h, avec la fermeture des bureaux de vote à 18, c’est juste pour emmerder les gens comme lui. La Masse a quand même glissé son bulletin dans l’urne à l’ouverture des bureaux. Il a rempli son devoir, un peu comme s’il montait au front pour sauver l’honneur de la patrie, avec son sang d’Algérie. Parce que Flanby ou Marine, c’est plus de la politique, c’est de l’histoire, et que la France, c’est la France.

C’était la quatre-vingt-troisième. Sur le champ de bataille, les gosses mènent 11 à 6 contre le Toulon de Mourad Boudjellal. L’arbitre siffle la quatrième pénalité d’affilée pour les sangs chauds de la rade. Ils sont allés le dégoter dans les Midi-Pyrénées, cet enculé d’arbitre. La tribune est garnie de parents, d’amis, de dirigeants, de frangins, de frangines des autres générations. Sur la braille, Toulon, c’est plus ce que c’était. La tribune beugle.

On est chez nous !
On est chez nous !
On est chez nous !

Le ballon arrive dans les mains du grand black, l’ailier du RCT, il est face au Titou, le fils à Bernard Mazetier, un gosse de poche qui n’a peur de rien, même pas de son prof de mécanique au Grand Tech.

En un contre un.

Les hou-hou-hou-hou dégringolent de la tribune. Quelques cris de singes sourdent de la huée. C’est pas tous les jours que l’US dispute une demi-finale de championnat de France ! Le dernier sacre en cadets remonte à 89, justement. Et le black crochète Titou, et il galope vingt-cinq mètres, et il aplatit entre les poteaux.

L’arbitre attend pas la transformation puis il retrouve quand même ses esprits. C’est la foire de partout pendant que le ballon passe facile entre les perches. Ça se marave en tribune, ses gosses ne tiennent pas leur finale.

Vingt-deux morts de faim, les rois du déblayage en planche, peut-être moins talentueux seuls, mais tellement plus solidaires, qu’ils mettent la tête où personne mettrait jamais le petit doigt, juste pour aller au soutien d’un copain, juste parce qu’ils crèveraient pour honorer leurs maillots, et tous ceux qui ont revêtu la tunique, pour rendre sa fierté à tout le patelin.

Et la putain de roulette en bois qui virevolte dans son nid de métal et détraque les cœurs. Et ce putain de destin.

Les fines guibolles de la Masse soulèvent sa carcasse et son quintal quand le car dépasse le péage et sort de l’autoroute. José, le soigneur, a les yeux tout bouffis, rouges. Il a glavioté sur l’arbitre. Si la Masse s’était pas interposé, il l’aurait tabassé. Y aura rapport, sûr. La Masse fait glisser sa paluche droite sur l’épaule de José, celle avec le majeur montagnes russes, mais l’autre a encore le regard méchant et trop de rage dans la tête. La Masse se cale dans l’allée centrale. Il se racle la gorge, allume le micro, débite que les victoires sont peut-être plus belles que les défaites, mais que le temps de la fête. Il se calme, inspire à fond, martèle que le match servira toute la vie, que la mémoire les réveillera quand ils auront son âge, qu’elle leur fera oublier le mal de dos. Ça fait sourire Toto. Sur le pré, il porte le numéro 6, il est rarement à distance du cuir, mais il est pas là pour le toucher. C’est un pourrisseur né, sa mère a mis quarante et une heures pour l’expulser. Toujours à la limite, à ralentir le mouvement, à casser les pénétrations, à plaquer stratosphérique, à gratter minimum cinq, six ballons par match. Le micro étouffe la voix de la Masse qui a l’air de sortir du paquet de cotons planqué dans la boîte à gants.

— On avait prévu d’aller manger les saucisses chez moi, et boire un coup. Si vous voulez pas, je comprends, mais l’invitation tient toujours.

— On vient tous, y’a pas de raisons qu’on vienne pas, rétorque Matéo, il est vers le fond. C’est toujours lui qui parle. C’est pour ça qu’il est capitaine.

— Alors on change rien !

La morve remonte dans les cloisons nasales, coule dans les gorges. Les sanglots d’Hicham font bruisser la rancœur dans le silence, cognent les vitres, rebondissent dans le car comme des boules de billard qui se cherchent une destination.

— Aujourd’hui, je vous le dis, vous êtes des hommes ! Personne ne vous le volera jamais, ça, jamais, putain.

Les gosses acquiescent à retardement. Ils sont d’accord avec Matéo, pas avec le laïus du coach. Le monde a tué leur rêve. C’est à cause du fric, de Mourad le millionnaire, du grand Noir de Massy, que la famille a touché du blé pour qu’il intègre le centre de formation du RCT, tout le monde le sait, même que son père a muté à la mairie de Toulon, comme par hasard…

La Masse se rassoit. Cette fois, il pleure.

Le car finit par entrer dans la ville, il a mis trop de temps pour arriver là, puis il remonte le boulevard au ralenti jusqu’à passer entre le Mac Do et la cité, là où ils vivent. Le car a déjà pris des jets de cailloux, mais pas cette fois. Une troupe de gamins tout en sueur est occupée à taquiner le ballon rond, devant la pharmacie, sur le parking du centre commercial. Le numéro 10 floqué Zlatan fait des siennes, roulettes et tout. Juste avant le rond-point, un jeune barbu en djellaba se déhanche sous le soleil, ses espadrilles semblent coller au bitume ramolli du trottoir. Ça fait sortir la Masse du brouillard et il discerne un Porsche Cayenne garé sur le parking, devant la façade du dernier bâtiment, le vitré, celui que la mairie vient de refaire.

Le car fend la zone industrielle, il passe le Gifi et le centre Leclerc, tous les grands entrepôts en tôle ondulée, puis il contourne le village où vit la Masse par la déviation, celle construite par le Conseil général au grand dam des commerçants, mais ça devenait dangereux la traverse du bourg, surtout avec les mongoles du tuning, et les barlus, même que les gendarmes allongés servaient surtout de piste de décollage aux scooters. Le lotissement Les coquelicots est planté tout contre la déviation. Quarante lots timbre-poste alignés sur un ancien champ de maïs, le terrain qui appartenait au neveu de la cousine du premier adjoint. La maison d’Alain et Myriam dénote : c’est la seule avec les moellons du muret de clôture crépis. Les autres proprios ont préféré investir dans la piscine hors-sol, le barbecue à gaz et aux roches volcaniques, se payer un peintre plutôt que de tapisser eux-mêmes le salon.

Les gosses récupèrent leurs sacs de sport dans les soutes à bagages, la Masse les précède et file par-derrière. Il entre dans la cuisine par la baie vitrée entrouverte. Myriam citronne le taboulé dans le grand saladier vert, elle est de dos, le four ventile avec la quiche au thon dedans. La Masse lui pose un baiser entre deux bourrelets de cou. Myriam fait une moue embêtée, elle hausse les épaules. Il dit que c’est la vie et jette le sac à maillots dans le cellier. Elle fait toujours ça quand ils perdent. Lui aussi, même quand ils gagnent.

Dans le salon, la Samsung LED 3D de cent-vingt et un centimètres est allumée. La Masse a déjà payé les deux premières échéances du trois fois sans frais de chez Darty. Julien Dray livre son commentaire sur le taux de participation, le plus faible de toute l’histoire de la cinquième république pour un second tour de présidentielles. 61,9 %, pire qu’en 1969. Gilbert Collard est goguenard. Quand Dray dit que sur les 12 % de Mélenchon, il n’y a aucun problème, Collard l’interrompt :

— Il n’y a pas que des intellectuels surdiplômés, des anarcho-communistes ou des bobos qui ont voté Front de gauche, monsieur. Les quelques ouvriers se sont massivement reportés sur Marine Le Pen, vous verrez bien.

Dray continue comme si de rien n’était, genre papotage du salon de thé. Il dit que la clé du scrutin, c’est pas les 14 % de Juppé au premier tour, majoritairement des citoyens attachés à la démocratie et à la république, mais bien les 18 % de Sarkozy. Dray explique qu’il y a un fossé entre les électorats des deux droites, un abysse qui s’est d’autant plus creusé depuis le vote des primaires, quand tous les instituts de sondage annonçaient Juppé vainqueur à 60 % et qu’à l’arrivée c’est Sarko qui a gagné à 51 à 49. Collard marmonne :

— Le cirque des primaires est à l’image du pays : c’est bonnet blanc et blanc bonnet, corruption à tous les étages, mises en examen et compagnie. Avant ils ne volaient que les honnêtes gens, maintenant ils se volent aussi entre eux. La justice est saisie, mais la majorité des gens pensent qu’il y a eu vol, un vol massif. Les Français n’en peuvent plus de ce système, le système dont vous êtes d’ailleurs l’un des représentants les plus inaltérables, monsieur Dray.

Quand il dit « inaltérable », Julien Dray a un sourire sur le côté, comme s’il se sentait flatté. Collard lui met un dernier tacle et se marre. Bernard Mazetier se lève du canapé pendant que Dray affirme qu’avec les 22 % du premier tour, Hollande devrait en théorie gagner avec plus de 60 %, mais que le drame de la démocratie, c’est les 40 % d’électeurs qui pourraient avoir voté Marine Le Pen et les 40 % de gens qui ne se sont pas déplacés aux urnes. Les carrelages en gré lui refroidissent la voûte plantaire. Dray dit que l’heure est grave, que l’alerte du 21 avril 2002 n’a pas été entendue et qu’il faut désormais prendre le taureau par les cornes, régler durablement la question du chômage, celle des quartiers, que ça passe forcément par l’Europe. Collard réplique :

— Vous êtes l’incarnation de l’Europe islamophile de la finance, celles des carnassiers et des technocrates, des assassinats salafistes, l’Europe des Kamikazes d’Allah, les équarrisseurs de curés, l’Europe des hordes de migrants, l’Europe qui n’aime pas ni son histoire, ni les frontières, ni le peuple, qui l’opprime, ce peuple qui n’en veut pas, qui n’en a jamais voulu, et qui l’a dit à chaque fois qu’on lui a demandé, en Irlande, en France, au Danemark, en Grèce…

Dray le coupe en souriant :

— C’est inexact Monsieur Collard, vous le savez très bien. Les Irlandais (…)

Bernard baisse le son et se taille dehors, pieds nus, en lâchant :

— Ils disent ça depuis 30 ans. Putain de voleur qui nous explique la vie…

La voix de Myriam arrive de la cuisine :

— Tu peux débarrasser la table du salon, Biquet ? Je voulais pas brasser tes papiers.

La Masse fait un tas des commandes de la semaine. Il glisse la liasse dans son cartable en cuir pendant que Bernard sort sur la terrasse. La semaine a pas été terrible. Le directeur des ventes va encore lui casser les noix dès le lendemain matin. C’est un blanc-bec bardé de diplômes qui vient de chez Saunier-Duval, les gars l’appellent la Chaudière, ils le soupçonnent d’être pédé. Il l’a toujours sur le râble. Ça a commencé avec le logiciel, ça a continué avec les frais de resto, puis les remboursements kilométriques. La Masse fait dans la fourniture de bureau, pour une boîte de Clermont-Ferrand, Kalipro. Son secteur, c’est trois départements, dont le 84. Il se sort 2 100 € mensuels en moyenne, variable inclus. C’était mieux quand c’était le père Arthaud, mais le vieux a vendu la boîte aux Hollandais et les Hollandais ont renouvelé les commerciaux, et tous ceux qui avaient plus de quarante-cinq ans sont restés sur le carreau. La Masse a peut-être qu’un fixe de 1 350 €, mais il est pas au chômedu, alors que Thierry, son ancien collègue, celui de Montpellier, ça dure depuis bientôt deux ans. Il arrive à gratter 200 € sur les frais, mais c’est de plus en plus compliqué, à cause de l’informatique et de la Chaudière. Mais la Masse paie ses impôts, plus d’un mois et demi de salaire avec ce que ramène Myriam. Ça le fait râler, surtout avec tout ce gaspillage, et tous les profiteurs, mais ça le rend fier, il en a dans les tripes, c’est pas une serpillère, il peut se regarder dans la glace. La Masse pense comme Albert. La solidarité, c’est ce qu’y avait de meilleur, mais il aurait fallu que tout le monde soit recta, sinon, ça part toujours en cacahuète vite fait, et c’est donc parti en cacahuète, sans parler des autres. La Masse se marmonne à lui-même :

— Plus qu’un quart d’heure et on saura.

Ses claquettes traînent devant lui et l’emmènent dans le jardin. Les parents sont tous là. Le père d’Hicham se met à pleurer quand les gosses pénètrent sur la pelouse au compte-goutte et sous les applaudissements. Il applaudit plus fort que tout le monde, et plus longtemps. Il est Marocain, c’est un type bien, il élève ses quatre filles et Hicham à la dure. Il travaille chez Metro et sa femme fait des ménages. Il est passé à la télé pour les premiers attentats, ceux de janvier 2015, sur la Une, vingt-et-une secondes.

La Masse et Bernard alignent trois séries de gobelets chacun. C’est boisson unique, mais Myriam a prévu du jus d’orange pour les femmes qui aiment pas le Ricard, et du Coca pour les mineurs. Ici, on est majeur à quatorze ans question jaune. La Masse et Bernard fourrent leurs paluches dans la glacière préparée de la veille. Les gestes sont sûrs, ils savent faire. Les glaçons giclent comme les marrons qu’ils distribuaient quand ils étaient deuxièmes lignes de l’équipe première au début des années 80. C’était l’époque où l’US était en première division, quand les tanneries et les usines de chaussures n’avaient pas encore fermé. Aujourd’hui, il y a un musée international de la godasse en ville, principalement visité par les écoliers du coin, histoire que les gamins s’interpellent de ce qu’étaient leurs ouvriers de pères et leurs piqueuses à la machine de mères. Avec l’équipe 1 en Fédérale, même les tribunes du stade font trop grandes. Surtout depuis qu’ils ont fusionné le club avec l’ennemi, le VS. Les usines sont restées là, on sait pas trop pourquoi, parce qu’elles sont vides. Ils ont fait des appartements dedans, des fois. Et il reste qu’une seule tannerie, celle où bossait Albert, elle fait dans le luxe, Hermès, Vuitton, des sacs à quatre ou cinq chiffres que les gens peuvent pas acheter, sauf les Japonais et les riches. Les gens disent que tout ça c’est à cause des Chinois, mais les patrons ont délocalisé les usines au Portugal ou en Espagne avant de les couler. Les niaquoués ont bon dos comme dit Bernard.

Pas un glaçon rate la cible et les doses de Ricard de Bernard sont finalement servies avant celles de la Masse. La Masse a aussi pensé à congeler des bouteilles de Cristaline remplies à moitié d’eau du robinet. La flotte glacée se trouble en même temps qu’elle cascade dans les gobelets. Ça y est, les soixante jaunes tremblotent sur la planche en bois, entre deux tréteaux, et chacun son gobelet. Myriam débarque avec des grands plateaux de pizzas. Les gosses bâfrent les chips. Les mères filent dans la cuisine, long chapelet de bonnes femmes qui adorent se voir pour mieux poudrer celle qui manque, et il en manque toujours une, et c’est jamais la même. Jojo est d’astreinte barbecue. On change pas une équipe qui gagne, même si, aujourd’hui, ils ont perdu. La fumée des merguez et des chipolatas lui remet bizarrement les idées à l’endroit.

C’est à la quatrième tournée que Bernard fait signe à la Masse. Quand ils entrent dans le salon, c’est la gueule de Pujadas qui irradie sur l’écran et la Masse appuie sur la touche 1 de la télécommande Freebox. Les autres s’en foutent, ils s’envoient un cinquième Ricard, c’est plus important que tout ce cirque, ça a une influence positive sur leur vie.

Laurent Delahousse annonce qu’on saura le nom du futur ou de la future Présidente de la République dans moins d’une minute. La Masse l’aime pas trop. Il aimait bien Claire Chazal, elle était blonde, comme Myriam. Et ça avait pas l’air d’être vrai, comme Myriam aussi. Puis c’est le décompte.

Cinq, quatre, trois, deux, un, zéro.

La tête d’abruti de Hollande, avec son sourire Averell qui a réussi à être premier de la classe.

Myriam se tient derrière, vers la porte du couloir qui distribue les chambres et la salle d’eau. La Masse l’a pas vue.

— François Hollande est réélu Président de la République.

Bernard dit :

—  Regarde-moi ça comment il est content, l’autre, non, mais regarde ça.

Bernard ajoute :

— 56,2 %. C’est pas possible ! Pays de merde. Dans dix ans, on sera plus chez nous !

La Masse dit :

— Ça fait longtemps qu’on y est plus, de toute façon. On a perdu dans la tête. Ils commencent par là, pis les ventres et ils finissent par la terre.

La Masse souffle :

— Des fois, je suis content qu’elle soit morte.

Il se tourne et Myriam s’est rapprochée. Elle le gifle. Un réflexe. Elle sait pas trop si c’est à cause de ce qu’Alain a dit ou des 56,2 % qui ont préféré avoir bonne conscience. La mort subite du nourrisson remonte à fin 88, elle avait pas trois mois. Séverine s’est pas réveillée dans son sommeil. Pourtant, Myriam avait ligoté un gros réveil à un barreau du lit.

Tic. Tac.

Myriam pense pareil que La Masse, mais elle sera mère toute la vie.